Cet article a déjà paru dans Semen 16 | 2003 et été mis en ligne ici. Nous remercions Éric Bordas de nous avoir autorisé à le reproduire sur RHUTHMOS.
Comme chacun sait, le rythme est partout : dans la vie quotidienne (en tant
qu’expérience), comme dans les discours savants (en tant que référence). Dans le
monde, comme dans la prose du monde qui rend celui-ci sensible à défaut de
toujours le rendre intelligible. La récurrence de cette perception et de cette
mention rythme elle-même nos tentatives de rapprochement du mouvement et
du temps pour permettre une appréhension plus claire du sujet recteur.
Conséquence bien connue et inévitable : le mot (banalisé) tend à remplacer le
concept (incertain), pour évacuer les questions de fond, à commencer par les
définitions concurrentes [1]. Ainsi, par exemple, se demande Pierre Sauvanet, dans une thèse magistrale de philosophie consacré à cet objet instable (2000, t. 1,
p. 147), « qu’y a-t-il au juste de commun entre les trois expressions suivantes :
un rythme ternaire, un rythme cardiaque, un rythme syncopé ? ». Filons-nous
une métaphore ? mais laquelle, au juste ? N’avons-nous pas plutôt trois référents
bien distincts, trois objets perceptibles par leurs qualités rythmiques, que nous
assimilons à une superstructure cognitive qui serait ce rythme magique. Car la
superposition des emplois lexicaux ne saurait passer pour une syncrèse
acceptable : « rythme ternaire désigne a priori une pure structure formelle, à
laquelle seule une périodicité potentielle conférerait a posteriori une
temporalité ; rythme cardiaque désigne au contraire a priori un simple cycle de
battements, se répétant à intervalles réguliers, auquel seule une structure de
pensée a posteriori conférerait une intelligibilité ; quant au rythme syncopé, il
renvoie à la dimension fondamentale du mouvement, qui s’oppose à tout ce qui
est mécanique ou métrique, et qui se laisse difficilement appréhender a priori.
Seule l’analyse théorique permet de le distinguer » (Sauvanet, ibid.). Parlons-nous
donc encore de la même chose ?
De la même façon, et dans le domaine de la langue, ce que nous appelons
rythme en poésie versifiée classique correspond-il au rythme de la prose ? La
prose, d’ailleurs, a-t-elle un rythme ? Une réponse catégorique n’est pas possible
sans quelques mises au point générales, et l’on anticipera tout de suite la
conclusion en affirmant que ce clivage artificiel, qui oppose prose et poésie, est
absolument intenable.
On a la (bonne) habitude de commencer toute réflexion sur le rythme par la
définition de Platon : « … cet ordre du mouvement a reçu le nom de rythme » [2]. L’organisation du mouvement rythmé (et rythmique) s’opère formellement grâce
à l’existence de « relais de même nature » (Pineau, 1979, p. 12) que la
perception, auditive et/ou visuelle, sensible quoi qu’il en soit, repère dans une
construction générale, une configuration des matériaux traités. Le mouvement
est ainsi défini par l’alternance dynamique des « élans » et des « posés » [3] : ces relais doivent être assez rapprochés pour que leur réunion fasse forme. Du point de vue de la motivation d’un tel mouvement physique, Nicolas Abraham (1972), se fondant sur la psychanalyse, a montré, à la source de l’énergie rythmique, la
pression permanente du désir humain cherchant sans cesse à se donner des
moyens de se satisfaire, puis insuffisamment satisfait par chacun des moyens
qu’il a élaborés et remis en quête par le sentiment de frustration qui découle de
cette expérience. En fait, il apparaît très vite que le principal problème à résoudre
est celui d’un métalangage : comment dire le rythme comme configuration
temporelle organisée ?
Benveniste, dans son étude lexicale de ce qu’il présentait comme « le principe
du mouvement cadencé » (1966, p. 335), a admis l’effort de métaphorisation
presque indispensable pour suggérer un contenu sémantique à l’idée de rythme,
sans pour autant cacher ses réticences devant les dérives imprécises que
semblable conceptualisation par l’image ne pouvait qu’entraîner. Objet d’une
évidente présence en musique bien sûr, mais aussi en poésie versifiée, le rythme
se perçoit — à défaut de se définir — comme une « alternance de marques
(temps fort, temps faible) du même et du différent » (Dessons & Meschonnic,
1998, p. 33), de vide et de plein, de longues et de brèves, comme un découpage,
par intervalles, du son sur fond de silence. Cette conception peut conduire à
oublier que le rythme est fondamentalement un mouvement, et non un compte,
un pointage, oubli entériné par la métrique, qui entretient une notion fausse des
unités (vers, phrase ou strophe) en privilégiant le schéma sur le discours, et qui
rend l’analyse du rythme de la prose presque toujours caduque [4]. C’est pourquoi, approfondissant l’approche de Benveniste, Henri Meschonnic (1982, p. 69-70) nous a appris à penser le rythme comme « une structure », « un niveau », qui est
l’organisation même du sens dans le discours [5]. Le rythme découvre le sens de l’énoncé, et, partant, la trace du sujet de/dans cet énoncé [6]. De sorte que c’est
toute une critique du signe linguistique que la reconnaissance de la notion de
rythme implique par elle-même : le rythme, comme organisation du continu dans
le langage (Goux, 1999), met en évidence la structure discontinue du signe dans
la paradigmatique langagière. Tout ceci — dont il faut bien mesurer
l’importance, car il s’agit rien de moins que d’une redistribution des hiérarchies
porteuses de sens, de valeurs et construisant les formes mêmes de toute
communication — peut se ramener à la formule de Benveniste dans son travail
sur le rythme pour proposer la reconnaissance d’autres paradigmes fondateurs
que ceux du signe : le « sémantique sans sémiotique » [7]. On comprend que les
études de Benveniste et de Meschonnic, et aujourd’hui également de Gérard
Dessons (1995), cherchent à remplacer une linguistique du discours qui avoue sur ce point précis ses limites [8], par une poétique de l’énonciation, plus attentive à la question des instabilités des sujets sémantiques, au-delà des supports privilégiés.
Compte tenu de ces précautions méthodologiques, on entendra par rythme,
dans une précision de la définition platonicienne, « l’organisation du mouvement
de la parole par un sujet » (Dessons & Meschonnic, 1998, p. 28), idée qui a le
mérite de replacer le sujet recteur au centre de la réflexion. Que cette
organisation soit à l’œuvre dans le matériau linguistique de la prose, c’est une
évidence que seule la carence des outils d’analyse ou même de réflexion pourrait
sembler contredire. Mais il est bien évident que les problèmes posés par sa
reconnaissance sont considérables.
Tout d’abord, parce que le rythme, on l’a vu, implique la présence concrète et
active du silence comme superstructure sensible. Or, comme le signalait déjà
Daniel Delas il y a quelques années (1991), en un avertissement qui n’a peut-être
pas été assez entendu, il est certain que la linguistique ne connaît guère le
silence, mais seulement la pause, qu’elle subordonne toujours au continuum de
la chaîne parlée et/ou à celui de la logique de la pensée. Nous aurions tout à
gagner à apprendre à ne pas penser le silence par défaut, moins encore à le vivre
comme une menace d’aphasie, mais à l’envisager comme un discours actif, qui a
sa syntaxe, à défaut d’avoir une grammaire et un lexique. Une syntaxe
concrétisée dans les pulsations rythmiques de son apparition/disparition, par
exemple.
Autre problème théorique posé par l’idée même d’un rythme non mesurable en
unités métriques de convention, la gestion de la prise en charge du temps
impliqué — par opposition au temps représenté dans le discours parlé. Et si le
rythme, autre aspect du silence, n’était qu’un réseau vide, n’existant seulement
que dans son application à la densité figurative d’une sémiotique spécifique ?
quelle serait alors la durée de cette vibration ? quelle serait sa chronologie
originale, entre présent, passé et futur ?
Troisième et dernier problème ici envisagé, comment analyser le rythme d’une
langue dans un matériau non esthétisé, sans une linguistique de la voix, qui ne
soit pas une poétique du discours ? Sur ce point, plus que sur les deux précédents
encore, il conviendrait de parvenir à assouplir les relations entre linguistique et
littérature si l’on veut vraiment pouvoir obtenir une réponse à la question, et non
rester sur des positions de principes. Le rythme de/dans la langue n’existe que
par une mise en voix, qui implique une présence au monde à partir de laquelle
certains réseaux sémiotiques peuvent se déployer. C’est là la différence majeure
avec la perception d’un rythme temporel, qui est un rythme historique, non
articulé en unités auditives : rythme des événements, rythme des saisons, etc.
Compte tenu de ces trois difficultés d’intellection, on a choisi, dans le présent
volume, d’envisager le rythme comme une « grille d’orientation et de densification » du discours (Ceriani, 1988, p. 37), en un mot comme une aspectualisation du programme discursif, parfois présenté dans sa variante
narrative. Ainsi, le rythme de base, le rythme fondateur de toute énonciation,
peut être conçu comme structure « de contrôle responsable de la dynamique à la
fois temporelle et volitive » de la production et de l’attente narrative, mais aussi
poétique (Ceriani, ibid.), une structure qui est une empreinte absolue.
On a donc choisi de partir du phénomène rythmique, dans sa concrétude, par
opposition à l’abstraction du rythme comme concept immanent. Jean-Paul Goux
ouvre le volume, en scientifique et en écrivain, pour insister sur l’importance
d’une syntaxe très large dans la perception et l’appréhension du rythme dans la
prose narrative, un rythme qui est d’abord « allure », allant dans la continuité —
trace de voix, et marque de style. Puis, trois étapes complémentaires permettent
de cerner cette présence active.
— Dans sa dimension linguistique, le rythme est un régulateur perceptif, qui
peut jouer un rôle unique dans l’activité de contrainte du sens. Albert Di Cristo
analyse la métrique de la parole ordinaire, et tout le dispositif de modélisation du
système accentuel français ; la métrique s’oppose au rythme, et ce ailleurs que
dans l’opposition esthétique prose vs poésie. Sabine Pétillon, pour sa part, se
penche sur l’énonciation des parenthèses, des formes de suspension, à partir
desquelles le sens bifurque et propose des interactions parfois retorses ; son
support de réalisation privilégiée est l’unité phrase, que le rythme contribue à
définir, voire à inventer. Il est clair que le rythme structure les possibilités de
production et de réception de n’importe quel message.
— Cinq études consacrées à la poétique, non des textes, mais du matériau
langagier choisi, envisagent ensuite le rythme, non plus comme une structure à
proprement parler, mais comme un dispositif pragmatique. Jacques-Philippe
Saint-Gérand montre comment les dictionnaires, encyclopédies et autres
manuels de rhétorique et de poétique, du XVIIIe siècle au début du XXe siècle,
se sont épuisés à poursuivre une impossible définition du « rhythme » en
dévitalisant ce principe temporel par des aplatissements dynamiques hors
contexte énonciatif. Le dialogue avec les déclarations de musiciens et de poètes
fut un rendez-vous manqué. Jean-Michel Gouvard relit la Grammaire générale
de Beauzée pour revenir à la source de l’analyse moderne de la prosodie. Il rend
hommage à l’originalité d’une pensée qui a anticipé la reconnaissance d’une
différence radicale entre accentuation de type mécanique et accentuation liée à
l’expressivité. Benoît de Cornulier fait le point sur les « problèmes d’analyse
rythmique du non-métrique », régulièrement rappelés par les métriciens depuis
Jean Mazaleyrat. Son travail vise à nuancer l’opposition prose/poésie, tout en
soulignant pourtant les incompatibilités méthodologiques de base. De façon
radicalement différente, Gérard Dessons creuse la dimension prosaïque de « tout
ce qui n’est point vers », pour montrer que le clivage est une erreur totale, en particulier, donc, en ce qui concerne le rythme [9] : refusant la reconnaissance négative de la prose, il retrouve le prosaïsme dans le rythme de certains vers. Enfin, Philippe Jousset propose une phénoménologie de la prose comme objet de connaissance, dans le monde et sur le monde : il écoute le rythme des configurations narratives ou poétiques pour se demander comment parle la prose.
— Deux dernières études privilégient la dimension stylistique du phénomène
physique. Le rythme est alors envisagé comme stratégie de caractérisation, plus
ou moins maîtrisée, dosage aspectuel et configuration d’une attente qui fait sens
dans sa complémentarité avec le silence. Marie-Christine Lala, relisant Duras,
Bataille et Artaud, écrivains de la violence s’il en est, et de ce que l’on appelle
« folie », étudie les différences de liaison dans le continu du matériau discursif,
autant que dans les continuités de la rupture en tant que principe. Son étude
place la voix au centre de la vérité de la prose, la voix qui est un autre aspect,
sinon l’aspect même, du style. Impossible de réaliser un volume sur le rythme de
la parole et de la phrase, ou du texte, sans une étude sur le théâtre [10] : Arnaud Bernadet a choisi le théâtre de Koltès, ce théâtre de la « démystification de la voix », qui prend le risque du silence, en un nouveau phrasé : le récitatif de cette prose ose le registre de l’amuïssement, racontant « moins l’indicible qu’il ne le réalise ».
C’est à la somme de Pierre Sauvanet (2000, t. 2, p. 179) que l’on empruntera le
mot de la fin. « Ce que permet une pensée du rythme, c’est peut-être ceci : à
partir d’un point d’ancrage local, passer au global sans tomber dans le total. Le
rythme n’est pas tout, tout n’est pas rythme, mais les phénomènes de rythmicité
offrent une perspective globalisante, à travers le schème et le concept de rythme
comme différentiel et comme mixte (structure, périodicité, mouvement) ». Peut-être
faudrait-il donc préférer le terme de rythmique à celui de rythme — comme
on oppose le musical à la musique. Le rythme est d’abord et exclusivement la
propriété abstraite de ce qui est rythmique. « Le rythmique permet de quitter le
terrain d’une totalité pan-rythmique pour tenter de penser, non le tout, mais les
différents aspects du rythme dans chacun de ses phénomènes. Avec le rythme, la
pensée ne vise donc pas un objet identique à soi : tout juste peut-elle prétendre à
fournir un canevas conceptuel, à mieux fixer le sens des mots que nous
employons quand nous disons ‘rythme’ » (Sauvanet, ibid.).
Épreuve de liberté intellectuelle, comme on parle d’« épreuve de résistance »,
mais risque également, l’idée de rythme peut nous permettre de nous dégager du
fétichisme du signe et du sens à comprendre, pour faire accepter l’évidence
d’une présence au monde.
Bibliographie
ABRAHAM, Nicolas [1972] : « Le temps, le rythme et l’inconscient », Revue
française de psychanalyse, Paris, vol. XXXVI.
BENVENISTE, Émile [1966, 1974] : Problèmes de linguistique générale, Paris,
Gallimard (2 tomes).
CERIANI, Giulia [1988] : « L’empreinte rythmique : régulation, information,
contraintes », Cahiers de Sémiotique Textuelle, Nanterre, n° 14, p. 37-48.
DELAS, Daniel [1991] : « Silence et rythme », RITM, Nanterre, n° 1, p. 11-20.
DESSONS, Gérard [1995] : Introduction à la poétique, Paris, Dunod.
DESSONS, Gérard, & MESCHONNIC, Henri [1998] : Traité du rythme. Des vers et
des proses, Paris, Dunod.
GOUX, Jean-Paul [1999] : La Fabrique du continu, Seyssel, Champ-Vallon.
ILLOUZ, Jean-Nicolas, & NEEFS, Jacques (éd.) [2002] : Crise de prose, Saint-
Denis, PUV.
MESCHONNIC, Henri [1982] : Critique du rythme. Anthropologie historique du
Langage, Lagrasse, Verdier.
PINEAU, Joseph [1979] : Le Mouvement rythmique en français. Principes et
méthodes d’analyse, Paris, Klincksieck.
SAUVANET, Pierre [1996] : « À quelles conditions un discours philosophique sur le
rythme est-il possible ? (réponse à Henri Meschonnic) », in P. Sauvanet & J.-J.
Wunenburger (éd.), Rythmes et philosophie, Paris, Kimé, p. 23-39.
SAUVANET, Pierre [2000] : Le Rythme et la raison (tome 1 : Rythmologiques, tome
2 : Rythmanalyses), Paris, Kimé.
TODOROV, Tzvetan (éd.) [1965] : Théorie de la littérature, Paris, Seuil.
VITEZ, Antoine [1982] : « À l’intérieur du parlé, du geste, du mouvement. Entretien
avec H. Meschonnic », Langue française, Paris, n° 56, p. 24-34.
WUNENBURGER, Jean-Jacques (éd.) [1992] : Les Rythmes : lectures et théories,
Paris, L’Harmattan.