Accélération du temps, crise du futur, crise de la politique

Article publié le 2 février 2013
Pour citer cet article : , « Accélération du temps, crise du futur, crise de la politique  », Rhuthmos, 2 février 2013 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article804

Ce texte a déjà paru dans la revue Temporalités. Revue de sciences sociales et humaines, N° 13, 2011. Nous remercions Carmen Leccardi de nous avoir permis de le reproduire ici.



Résumé : Aujourd’hui, les sociétés occidentales ressemblent de plus en plus à des « nanocraties » – c’est ainsi qu’il a été proposé de les rebaptiser d’après la prééminence absolue, en leur sein, de la dimension de la vitesse. En d’autres termes, à notre époque les démocraties seraient devenues le règne des espaces temporels toujours plus restreints dont la nanoseconde peut être considérée comme le symbole. Mais quelles sont les retombées de ce processus sur l’idée de futur ? Si au cours du XXe siècle, l’image du futur en tant qu’espace regorgeant de possibilités s’est progressivement affaiblie, c’est essentiellement ce nouveau siècle qui a mis en relief le croisement entre l’accélération sociale d’un côté, et la crise du futur de l’autre. L’augmentation du rythme de vie ainsi que l’accélération des processus de transformation économique, sociale et technologique, annihilent le futur. En raison de la pression temporelle ainsi produite, le futur a tendance à se replier sur le présent, se consume avant même d’être représenté. À leur tour, les nouveaux idéaux d’instantanéité et de mobilité ont une incidence négative sur la conception de la politique en tant que champ d’action ouvert pour le contrôle des processus de changement, et la mettent en crise. Dans les conclusions, l’article indique toutefois la possibilité d’une vision de la politique à même de se soustraire aux impératifs de l’accélération. Une telle vision s’allie aux « savoirs situés » féminins, à la multiplicité des temps et à la centralité de la vie quotidienne qu’ils renferment. Ensemble, ils disposeraient peut-être encore du potentiel de reconstruction de formes d’agora.


Mots-clés : futur, crise de la politique, vie quotidienne, femmes, vitesse



On parle beaucoup, aujourd’hui, de ce que l’on appelle la « crise de la politique » – une expression qui rassemble une constellation de processus dont le résultat final est la disparition de la politique en tant que forme de gouvernement du changement. À la base de cette crise, il y a l’hégémonie de la logique du marché dans la vie sociale, une domination qui privatise les questions concernant l’existence des individus : en transformant les citoyens en consommateurs et en érodant l’espace de rencontre et de confrontation entre le public et le privé qu’est l’agora. La distance grandissante que nous ressentons aujourd’hui entre la citoyenneté responsable et la politique peut être considérée comme une des conséquences collatérales de ce processus. La séparation de la dimension politique de la vie quotidienne en représente, à son tour, une expression éclatante.


Les expériences de la vie quotidienne sont en effet considérées, avec de plus en plus de difficultés, au titre de dimensions concernant la vie collective [1]. Aujourd’hui, on a plutôt tendance à remplacer la vision qui lie politique et vie quotidienne par une approche de « politique de la vie », c’est-à-dire par une recherche parfois obsessionnelle, toujours et de toute façon déclinée au présent, de nouveaux styles et de nouvelles habitudes de vie visant les gratifications immédiates : dans la vie professionnelle, amoureuse, dans les relations quotidiennes, dans la consommation [2]. Au centre de la « politique de la vie », ne l’oublions pas, il y a l’emphase sur l’individu entendu comme unicité, il y a une vision qui empêche de regarder les liens sociaux et les rapports intersubjectifs fondés sur la vie publique comme une ressource, à travers laquelle on peut exprimer sa propre autonomie.


Il faut toutefois se demander si une partie au moins de l’interprétation de la crise de la politique ne devrait pas être imputée aux catégories mêmes que nous utilisons pour en faire l’analyse. Autrement dit, il faut se demander si les structures conceptuelles que nous utilisons sont appropriées pour mettre en lumière les nouveautés – les potentialités novatrices si l’on veut – que cette crise, à l’instar de toutes les autres, porte en elle. Il est plausible d’estimer, en ce sens, que des instruments conceptuels différents pourraient faciliter la compréhension de la trame complexe de transformations à laquelle l’univers de la politique a dû faire face pendant ces dernières décennies.


Sur la base de ces considérations, nous allons d’abord proposer une réflexion générale autour du thème du temps et des nouvelles façons de le représenter et de le vivre dans les sociétés occidentales contemporaines, à partir des processus d’accélération sociale et d’évanescence du futur. Le temps est considéré, ici, comme un instrument d’analyse pour l’étude des thèmes généraux tels que la crise de l’espace public et de la politique. En effet, le temps contient et entrelace les deux plans du collectif et de l’individuel (Leccardi, 2009a).


Nous analysons ensuite les conséquences de la compression de la politique sur le présent, en indiquant quelques domaines où la souffrance est la plus importante. On y trouve le résultat de la perte d’un « futur ouvert » – une idée qui caractérise l’apogée de la modernité – et les effets que cette prise de conscience produit.


Nous proposons enfin une lecture de la relation entre le temps et la politique, dans une perspective de genre. Les concepts centraux, étroitement liés entre eux, sont dans ce cas la vie quotidienne et la multiplicité des temps. Ces derniers, mis en relation avec les « savoirs situés » qui naissent de la partialité de l’expérience de genre, peuvent produire – et c’est là la thèse que nous avançons – une vision différente de la politique et de ses temps, soustraite aux impératifs de l’accélération sociale. En partant de la « partialité stratégique » du regard féminin, le quotidien peut par exemple se dessiner non seulement comme le lieu de la nouvelle aliénation (de consommation) mais aussi comme un espace-temps dans lequel s’exprime l’intersubjectivité, l’être-avec (Mitsein) qui lie la proximité et la distance, en imposant le dialogue sous ses différentes formes (Crossley, 1996).

 Accélération du temps et crise du futur

L’exercice (non médiatisé) de la politique a un ennemi déclaré et particulièrement dangereux : l’accélération. Les idéaux contemporains de vitesse, de mobilité et, en ultime analyse, d’instantanéité, influencent, en effet, de manière négative la conception de la politique comme terrain d’action. En ce sens, le fait de considérer le présent à la lumière de ce qui a été, de prendre en compte les conséquences futures d’une action, d’avoir comme but la durée, semble tout à fait « hors du temps » – en contradiction avec le Zeitgeist.


Plus précisément, l’accélération des rythmes [3] temporels entraîne une constellation d’effets secondaires, tous préjudiciables au développement de la pensée et de l’action politique. Il suffit de penser, par exemple, à la contraction des horizons temporels et à la prédominance du court terme ; à la véritable hégémonie de la deadline, élaborée comme un principe d’action ; au discrédit des perspectives basées sur l’idée de « une fois pour toutes » (soit l’idée d’irréversibilité) ; à la diffusion d’une culture au caractère provisoire ; à la difficulté grandissante de la construction de projets. Dans leur ensemble, ces facteurs ont une incidence négative sur la relation avec la politique. Essayons de creuser la question.


L’accélération sociale n’est certainement pas un phénomène nouveau. C’est toute l’époque moderne qui est caractérisée, d’après Reinhard Koselleck, par « l’accélération du changement qui érode les expériences », c’est-à-dire par « le raccourcissement des traits de temps qui permettent une expérience homogène » (Koselleck, 1990, p. 284). Dès le milieu du XVIIIe siècle, avant la diffusion du processus de technicisation des communications et de l’information, l’expérience de l’accélération du temps se généralise. Dans les premières années du XIXe siècle, par conséquent, on ressent déjà, de manière diffuse que le temps « fuit » et que « ce qui autrefois allait au pas va désormais au galop » (Arendt in Koselleck, 1990, p. 283). Ce processus, qui accompagne l’émiettement de la tradition, redéfinit d’une façon radicalement nouvelle les relations entre passé, présent et futur : le passé apparaît comme une dimension de plus en plus reculée, alors que le futur acquiert surtout le caractère d’un défi. La « nouveauté » est, à son tour, le trait qui caractérise davantage le présent. [4]


Les innovations technologiques spectaculaires qui surviennent de la moitié du XIXe siècle à la Première guerre mondiale façonnent ce nouveau Zeitgeist, en transformant profondément l’expérience collective du temps et de l’espace (Berman, 1982). Pour que le capital circule plus vite, les marchandises, les personnes et les informations circulent plus vite. La distance entre les lieux se réduit. Et par conséquent, le rythme de vie s’intensifie. Tel que Nowotny (1989) l’a souligné, le binôme quantification du temps plus accélération, encadré dans un horizon historique linéaire, pose les bases du processus capitaliste d’accumulation.


L’accélération est, nous l’avons vu, un processus qui remonte au moins à deux siècles, mais qui, dans les dernières décennies, est devenu central et stratégique avec la diffusion massive et envahissante des nouvelles technologies de l’information et les possibilités que ces technologies apportent, grâce à la vitesse, à des espaces économiques et financiers de plus en plus vastes. Le temps du marché, qui désormais est planétaire (Laïdi, 1997) impose ainsi une accélération supplémentaire de ce rythme qui, par définition, distingue l’époque moderne des précédentes. En ce sens, la principale caractéristique de la mondialisation serait, au-delà du processus d’homogénéisation économique et culturelle, la poussée vers un temps global, un système temporel unique au centre duquel se trouve le caractère instantané entendu comme principe.


D’où, par conséquent, la pression quotidienne de plus en plus intense vers tout ce qui « va plus vite » [5], considéré comme synonyme d’efficacité et de compétitivité accrues sur le marché. Mais, pendant que l’économie de temps croît grâce, notamment, aux nouvelles technologies, de façon apparemment contradictoire nous avons de plus en plus l’impression que le temps nous fait défaut. De ce paradoxe découle la vision de la « société de l’accélération » en tant que forme sociétale à l’intérieur de laquelle l’accélération technologique et le manque croissant de ressources temporelles (soit l’accélération du rythme de vie) se vérifient simultanément (Rosa, 2009).


En ce sens, les sociétés occidentales ressemblent à de véritables « nanocraties » comme il a été proposé de les rebaptiser non sans une pointe d’esprit, à cause de la prédominance absolue de la dimension de la vitesse en leur sein et, à proprement parler, de la simultanéité (Roberts, 1998). Autrement dit, les démocraties de notre temps seraient devenues le royaume des espaces temporels de plus en plus contractés, dont la nanoseconde, ou le milliardième de seconde, peut être considérée comme le symbole. Ainsi se dessinent les contours d’une nouvelle carte des inégalités, fondée sur la capacité de domination de celui qui peut agir plus vite, avec une rapidité foudroyante, et même de se déplacer avec agilité dans l’espace, de se libérer des liens avec les lieux. Sous cet aspect, la bataille pour le pouvoir se joue avec les armes de l’accélération et de l’extra-territorialité : la dimension temporelle devient une arène à l’intérieur de laquelle la capacité de s’approcher de la simultanéité se traduit en pouvoir.


Mais quelles sont les retombées de ces processus sur le vécu du futur ? Si au cours du XXe siècle, l’image du futur en tant que champ ouvert de possibilités est devenue de plus en plus évanescente, c’est surtout le nouveau siècle – qui démarre symboliquement à New York le 11 septembre 2001 – qui rend de plus en plus évident l’entrelacs de l’accélération sociale et de la crise du futur. En effet, nous assistons à la diffusion du sentiment de vivre une époque de risques incontrôlables (Beck, 2007) et d’incertitudes tout aussi grandes, à tel point que l’idée même de futur est indésirable en tant que telle. L’accélération des rythmes de vie, de pair avec celle des processus de transformation économique, sociale et technologique « brûlent » le futur. Le futur se replie sur le présent, il en est absorbé et s’use avant même d’avoir pu être effectivement conçu. Le présent, à son tour, devient « tout ce qui existe » (Harvey, 1989, p. 290). À l’intérieur des cadres temporels de la compression spatiotemporelle, il apparaît comme la seule dimension temporelle disponible pour la définition des choix, un véritable horizon existentiel qui inclut et remplace le futur et le passé. L’accélération de la vie sociale et de ses temps différents rend ces deux dimensions de plus en plus faibles, en tant que référence pour l’action. Plus précisément : même si l’évocation du futur constitue toujours une routine pour les systèmes sociaux tout comme pour les sujets, c’est en réalité le présent qui est associé à l’idée de gouvernabilité et de contrôlabilité que la modernité, à travers l’idéal normatif du progrès, avait associé au futur.


D’après Manuel Castells (2000), par exemple, dans la network society l’accélération technologique produit une compression temporelle qui conduit à une « disparition du temps en tant que dimension du procès ». Autrement dit, l’hégémonie du « temps réel » produit en soi la disparition – ou du moins l’affaiblissement – de la dimension de la durée. Le « temps des flux » qui caractérise la network society est, en effet, un temps dénué d’épaisseur, fruit de la contraction non seulement du futur mais aussi du présent. Le présent tend, par conséquent, à se transformer en un hic et nunc sans racines et sans horizons. Ce n’est pas un hasard si Scott Lash (1998), un analyste attentif aux processus culturels contemporains, voit notre époque comme l’époque des instants successifs qui prennent la place de la véritable expérience du temps.


Nous avons précédemment souligné que la prédominance du présent simultané n’efface pas la référence au futur dans le discours public et dans la vie politique, ni dans le récit biographique des individus. Même si le futur est toujours évoqué comme cadre et comme paramètre de l’action institutionnelle et individuelle, au-delà de la rhétorique, il semble être plutôt un « présent étendu » [6] qu’un horizon temporel à moyen ou long terme. Il est intéressant d’approfondir ces différentes caractéristiques du futur, vu l’importance stratégique de ce point dans la réflexion politique. Pierre Bourdieu nous offre des instruments analytiques très utiles à ce propos.


Si l’on analyse le rapport avec le temps du paysan algérien dans les années 60 du siècle dernier, on trouve, selon Bourdieu, deux types de futur (Bourdieu, 1963 ; voir aussi 1972, p. 337-348) [7]. Le premier est un futur contenu dès maintenant dans le présent, qui est pour ainsi dire interne au présent, un temps concret et prévisible, qui doit être attendu sagement, en conjonction avec les circonstances au cours desquelles il atteint le degré de maturation. Il s’agit, en ultime analyse, d’un futur présentifié (et, dans les arguments de Bourdieu, soustrait au calcul économique). C’est un futur qui ne demande pas un projet – et par projet l’on entend l’anticipation imaginaire des mondes possibles – qui oblige à une « suspension de l’adhésion à la donnée » ; c’est un futur qui est d’ores et déjà potentiellement présent dans la réalité que nous vivons, qui ne prévoit pas une série d’actions ad hoc pour se construire. Bref, il s’agit d’un futur synonyme du devenir du monde plus que d’un temps à venir, qui doit être façonné à partir de notre propre volonté.


Le second type de futur que Bourdieu nous décrit est, au contraire, un temps ouvert et, en tant que tel, abstrait, le fruit d’un investissement précis d’énergie et l’expression d’une volonté de contrôle sur le temps qui viendra. L’avenir est conçu comme une série interchangeable (et vide en soi) de possibilités mutuellement exclusives : la « forme » du futur va donc dépendre de la volonté de le construire d’une façon plutôt que d’une autre – mais aussi de la capacité d’imagination et du désir qui soutiennent la volonté. Il s’agit, en synthèse, d’un futur conçu comme un terrain de possibilités indéterminées.


La politique d’aujourd’hui aurait besoin de cette deuxième vision du futur – un futur ouvert, non dénué de risques, certes, mais aussi riche en potentialités créatives, strictement lié au présent (et au passé) et que le présent pourrait façonner. Il s’agit là, toutefois, d’une idée de futur qui n’est pas facile à cultiver à une époque d’accélération et de court terme. Néanmoins, sans ce type de futur, les chances pour la construction d’une pensée critique paraissent décidément limitées : par définition, cette dernière est en effet liée à une projection vers le royaume du possible plus que du prévisible.


Plus généralement, on peut affirmer que, pour éviter que la politique soit construite autour de la deadline du moment (la prochaine échéance électorale, le prochain congrès du parti et ainsi de suite) il faut être en mesure de repenser les liaisons entre les dimensions du futur et l’utopie. Il s’agit d’un rapport dont les potentialités, au cours des dernières décennies, se sont rapidement atténuées, voire se sont entièrement effacées, même par l’accélération des processus de globalisation, avec leur charge d’instabilité (Dahrendorf, 2003) [8]. Cela dit, son importance demeure inchangée. L’utopie – fille de la modernité, de l’idée que les êtres humains peuvent se construire seuls, sans références transcendantes, l’univers dans lequel vivre, étroitement associée au progrès et à la possibilité d’un « monde meilleur » – implique la capacité d’imaginer une planète différente, gouvernée par des règles pouvant être perfectionnées par la volonté humaine [9].


Sans le réconfort des philosophies de l’histoire qui nous ont accompagnés au moins tout au long de la première moitié du XXe siècle, il n’est pas surprenant que les réflexions actuelles soient truffées d’expressions comme « la mort de l’utopie » ou « l’épuisement de l’imaginaire utopique » (Bauman, 2005). Dans la « société de l’accélération », cultiver des visions utopiques paraît anachronique, c’est le moins que l’on puisse dire. L’imprévisibilité, l’ouverture, la radicalité à la base de l’action semblent toutefois des traits qu’on peut associer simultanément à la politique et à l’horizon utopique, au « potentiel de transformation » de la première et à l’ouverture sur le futur que le second autorise.


En revanche, la recherche solitaire du bonheur (et des certitudes) à tout prix associée à la life politics, la « politique de la vie », pousse dans la direction opposée [10]. Il ne s’agit pas simplement de l’exaltation du caractère provisoire des liens, du refus du long terme, de la fuite rapide, de la familiarité avec la contingence, autant de traits qui portent à une dévalorisation de la pensée utopique (et de la politique). Il y a surtout la difficulté extrême, voire l’impossibilité, de trouver des connexions entre les choix individuels et les projets collectifs – d’établir des points de contact entre la « politique de la vie » et la politique tout court, si l’on veut. Une life politics orpheline de la politique nous oblige, en effet, à la privatisation de l’expérience, au rapport privilégié avec le marché en tant que source de légitimation de l’action, à ce qui est transitoire et fuyant.


Si la toile de fond est celle que nous venons de décrire, comment peut-on penser à une connexion non destructrice entre le temps et la politique, entre cette dernière et un futur ouvert au possible (au « rêve » utopique) ? Une possibilité pourrait être, à mon sens, la suivante : repartir des « savoirs situés » que les sujets portent concrètement, des vies quotidiennes dans lesquelles ils sont plongés et qu’ils concourent activement à construire.


Avant de poursuivre dans cette direction, il est toutefois nécessaire d’analyser de très près les résultats sur la politique du cercle vicieux entre vitesse, incertitude et hégémonie du court terme.

 La politique face à l’accélération

La centralité de la vitesse dans la vie sociale contemporaine, dans un contexte caractérisé par une emphase forte sur l’ici-et-maintenant, se reflète dans l’univers de la politique suivant différentes modalités [11].


En premier lieu, la politique paraît de plus en plus « située », c’est-à-dire liée à des « situations » et à leur évolution. En ce sens, elle est traversée par une véritable obsession pour la rapidité des changements et pour la nécessité de leur opposer des réponses rapides et souples. Comme nous l’avons expliqué dans les pages précédentes, on perd ainsi le lien avec des formes de construction des projets d’envergure, à plus long terme [12]. Plus généralement, de nos jours les décisions politiques ne semblent aspirer que faiblement à la conduite du changement ; elles apparaissent plutôt comme des réponses à des pressions externes, voire des actions de défense tout court.


Cette tendance engendre, entre autres, une séparation éclatante entre les formes de citoyenneté active – pour laquelle les objectifs et les engagements à moyen ou long terme demeurent centraux – et les formes de l’action politique véritable. Les activités qui demandent un engagement, de la patience, des formes d’apprentissage ad hoc, liées à un exercice « lent » de la citoyenneté, ont ainsi tendance à être séparées de la sphère de la politique, conçue comme une sphère caractérisée par des activités « rapides », inscrites dans une logique d’efficacité.


En deuxième lieu, la pression de l’accélération temporelle pousse à privilégier la dimension exécutive au détriment de la dimension délibérative. Les décisions qui demandent aujourd’hui, au niveau institutionnel et dans les assemblées des élus, des temps toujours plus dilatés pour arriver à maturité, doivent au contraire être accélérées si l’on veut éviter de perdre le contrôle politique [13]. Le processus délibératif, qui par définition prend du temps, est de moins en moins considéré comme utile pour l’idéal normatif de la simultanéité. Dans le cadre de la société de l’accélération, pour résumer, l’exigence de réduire les délais de la délibération croît [14]. De cette façon, le terrain de l’exercice démocratique s’épuise. D’autre part, dans ses différentes phases, le processus de délibération constitue un moment important d’agrégation et de construction des liens sociaux. Le temps et l’espace ouverts à la délibération se présentent ainsi comme un temps et un espace de contrôle des lieux de la démocratie et comme un cadre qui renforce une conception de la politique orientée vers les grandes problématiques de l’époque. Sa « dysfonctionnalité » à l’époque de l’accélération ne peut qu’éveiller nos préoccupations.


En troisième lieu, alors que grandit l’emprise des décisions à court terme, les effets de ces décisions tendent à concerner également des temps lointains, parfois le futur à long et à très long terme (prenons par exemple le nucléaire) et à présenter par conséquent un caractère d’irréversibilité. Paradoxalement, alors que le temps des décisions politiques se réduit, la portée de quelques décisions s’étend dans le temps et dans l’espace (Adam, 1998 ; Rosa, 2009). Mais, plus généralement, le paradoxe concerne, comme nous l’avons déjà souligné, la complexité grandissante des décisions à prendre – et par conséquent la nécessité de disposer de plus de temps pour les élaborer – face à une érosion du temps utilisable à ces fins. L’accélération de la mutation sociale, caractéristique de la high-speed society, tend d’autre part à rendre ces mêmes décisions, en principe, plus facilement obsolètes.


En quatrième lieu, la poussée vers l’accélération laisse de plus en plus de place à la « médiatisation de la politique » : les médias et leurs circuits d’information tendent à occuper toujours plus de place, symétriquement à l’importance de la possibilité de « transformer des événements politiques en nouvelles » – ces dernières étant à leur tour toujours plus focalisées sur la dernière heure (et sur la dernière minute), sur le « dernier leader » par ordre d’importance, au détriment de la possibilité de tracer des liens significatifs entre les événements du présent et les processus de longue durée. Les tendances populistes, répandues de nos jours, peuvent être considérées comme une expression directe de ce tableau général.


Le dernier paradoxe que produit la transformation des temps de la politique dans le contexte de la high-speed society est probablement le plus important. Pour la première fois, à notre époque, le lien privilégié que les deux coalitions conservatrice et progressiste ont cultivé avec la mutation sociale et sa vitesse s’inverse. Ainsi, s’il est vrai que la première coalition a toujours été traditionnellement associée à la tendance de « ralentir » la mutation et la deuxième à l’accélérer, aujourd’hui les positions semblent s’être renversées. Le front progressiste appuie la décélération – en mettent l’accent sur la production locale, sur le contrôle politique de l’économie, sur la protection de l’environnement – alors que le front conservateur défend une accélération des mutations (par exemple en défendant la vitesse des marchés, en vantant les nouvelles technologies, en minimisant les dégâts environnementaux d’un certain modèle de développement). Le rapport privilégié entre la décélération et les nouvelles formes de « progressisme » peut constituer, à mon sens, un bon terrain de réflexion autour des horizons de la politique à une époque d’accélération sociale.

 Reconstruire l’agora. Les femmes et la vie quotidienne

Jusqu’ici, la réflexion a porté sur des éléments d’ordre général, en se concentrant sur les limites que le nouveau cadre temporel impose à l’action de la politique. Or, en conclusion de ces notes, j’aimerais élargir et donner une nouvelle direction à mon analyse, en y incluant la perspective des sujets. Il est en effet extrêmement important, lorsque l’on discute de politique, de prêter attention aux sujets concrets, embodied (« incarnés »), de génération, de genre et d’ethnie différents ; à leurs « savoirs situés », pour reprendre l’expression efficace rendue célèbre par le mouvement des femmes dans les années 1970, aux potentialités politiques liées à ces savoirs. Les retombées de l’affirmation sont claires : il faut tenir compte du fait que, lorsque les femmes et les hommes parlent de politique, ils peuvent entendre par ce terme des aspects très différents les uns des autres ; que le système d’importance change radicalement s’il s’agit d’un migrant ou de quelqu’un qui est resté au pays ; que les âges de la vie peuvent construire des rapports avec la politique tout à fait dissonants entre eux.


Ici, j’entends concentrer mon attention sur les sujets féminins et sur le rapport spécial qui les lie à la vie quotidienne – ce cadre de la vie sociale concrètement central pour l’action politique, mais théoriquement considéré, en général, comme de faible importance pour la pensée politique.


Le quotidien, habituellement associé à la routine et à la répétition, est en effet considéré comme un terrain non idéal aux fins de l’analyse des grandes questions politiques – les formes de pouvoir, les inégalités sociales ou la justice [15]. Puisque la vie quotidienne est associée à la vie privée, et puisque les femmes ont été généralement gardées à distance de la vie publique, le discours social assimile la vie quotidienne à un cadre « féminin » : espace/temps de l’insignifiant, du marginal, un univers de « petites choses » et de détails apparemment dérisoires. Ce cadre ne peut guère contribuer qu’à reproduire le monde, certainement pas à le changer (le quotidien comme sphère de la reproduction sociale).


Nous savons que les mouvements collectifs des dernières décennies du XXe siècle, 1968 et le mouvement féministe qui s’ensuivit, ont profondément modifié cette vision. Dans les deux mouvements le quotidien est redessiné comme sphère politique par définition. On fait coïncider la « vraie politique » avec le monde de la vie quotidienne, par opposition à l’« autre politique », le pouvoir de l’État. Le pouvoir, en effet, est considéré comme une dimension non abstraite, qui implique directement la vie au quotidien. Et c’est le quotidien qui devient le lieu stratégique, l’arène politique où défier le pouvoir. Le quotidien et la lutte contre le pouvoir paraissent étroitement entrelacés : les deux aspects sont à leur tour liés à l’importance stratégique attribuée à l’expérience personnelle comme source de connaissance. Pour les acteurs du mouvement, considérer l’expérience comme origine des savoirs signifie insister sur l’importance du fait de partir de soi-même ; cela implique une prise de conscience du rôle social que l’on exerce, en l’analysant dans ses relations avec le pouvoir sur la base d’un savoir qui ne provient pas des livres. Tous ces aspects portent à accorder au quotidien une attention particulière sur le plan qualitatif : celui-ci est le cadre d’élaboration théorico-politique par définition, tout comme le banc d’essai concret pour la construction de l’ « homme nouveau ».


Plus tard, le mouvement féministe des années 1970 – l’autre grand protagoniste de la réécriture des sens du quotidien dans les dernières années – se chargera de réélaborer le rapport entre l’« homme nouveau » et la vie quotidienne. Tout d’abord en « sexuant » le genre neutre et universel renvoyé par le terme « homme nouveau ». Une minorité significative (et culturellement hégémonique) d’hommes et de femmes essentiellement jeunes, aspire à transformer les rapports de pouvoir à travers la pratique politique directe. Pour les femmes et leur mouvement le rapport avec le quotidien se révèle sous ce jour stratégique. A travers le néo-féminisme, une véritable « culture du quotidien » prend forme et se nourrit de deux dynamiques entrelacées.


La première est la re-signification du privé en tant qu’enjeu fondamental dans une société dominée par l’autoritarisme patriarcal, une redéfinition qui se lie d’un côté aux grandes mobilisations collectives (par exemple autour de la libéralisation de l’avortement), et de l’autre à de nouveaux parcours de construction biographique centrés sur l’idée de l’autodétermination et de la différence. La deuxième renvoie à la fine trame de comportements dans le quotidien, mis en actes par les femmes individuellement et guidés par le désir de remettre en cause les oppositions qui structurent l’ordre social : public et privé, personnel et politique, corps et esprit.


La remise en jeu radicale du quotidien en tant que lieu du banal, de l’inoffensif, en tant que temps sans histoire, et sa réécriture comme point de départ et point d’arrivée de la transformation des relations de pouvoir, que propose le mouvement des femmes, a énormément contribué à transformer le statut théorique et épistémologique de la vie quotidienne. Ceci a été rendu possible par le caractère non abstrait de cette critique, sa capacité à traverser tous les aspects et les dimensions de l’organisation matérielle de la vie. La critique, avant même de se placer sur le plan du discours – le quotidien en tant que sphère stratégique pour la reproduction de la vie sociale – porte sur la façon de vivre le quotidien. Le caractère évident du quotidien, lié, pour les femmes, au silence qui l’enveloppe et qui le sépare des cadres « publics » de la vie sociale, est rompu à jamais. Ainsi s’amorce un processus de longue haleine, une révolution culturelle au sens propre qui implique les relations humaines, en premier lieu les liens familiaux, mais aussi le rapport avec la sphère publique, les formes d’action individuelles et collectives.


Un autre aspect doit être souligné pour bien saisir la relation intense que le mouvement des femmes construit avec le quotidien au cours des années 1970. Je pense à une double identification : celle de la domus à la vie quotidienne d’un côté ; et celle de l’espace de la maison à l’espace politique de l’autre. L’instrument de cette identification est la méthode de connaissance particulière appliquée par un mouvement, l’autoconscience, qui considère le fait de partir de soi-même (tout comme le mouvement de 1968) comme un véhicule de critique politique. Ainsi, le cadre quotidien et extra-public par définition, soit la sphère de la maison, est réélaboré en termes d’une dimension « publique » (et oppressante). C’est, par exemple, grâce à la pratique de l’autoconscience que la maison, le symbole par définition du quotidien féminin et de l’isolement des femmes, est transformé en un espace d’élaboration collective et de croissance de la subjectivité. À travers les relations et les pratiques de la vie en commun que se construisent ainsi – dans les maisons transformées en lieux de rencontre et de connaissance ; dans les espaces collectifs et les espaces autogérés ; dans les congrès et dans les autres moments de rencontre officielle, mais aussi pendant les vacances que l’on passe ensemble – la vie quotidienne coïncide avec la « culture des femmes ». En réalité, la pratique politique, l’élaboration des savoirs et la transformation des rapports se rejoignent à travers la transformation du quotidien.


Quelques décennies plus tard, peut-on affirmer que cette vision du quotidien a été complètement résorbée par le néo-libéralisme et par les processus de privatisation qui l’accompagnent ? Ou bien continue-t-elle de jouer un rôle même de nos jours ? Et, si oui, à travers quelles formes et modalités cette « vision » politique du quotidien est-elle entrée dans le nouveau siècle ? Dans quelle mesure est-elle en mesure d’entraver l’aplatissement de la politique sur les logiques de l’accélération et sur l’horizon de l’hégémonie du court terme ?


J’estime, personnellement, que ce qui lie cette représentation « de mouvement » et les expériences du quotidien élaborées par de nombreuses femmes adultes, de nos jours, est le rapport au temps. Tout comme dans les années 1970 – malgré la croissance exponentielle des logiques d’« accélération » de la vie sociale, et leur entrelacs avec les nouvelles technologies – ces sujets féminins semblent être en mesure d’élaborer des formes de critique pratique contre la domination des logiques temporelles purement quantitatives et le dualisme constitutif qui les nourrit (production versus reproduction ; connaissances versus pratiques ; sphère de l’intimité versus vie sociale et ainsi de suite).


La réflexion théorique du féminisme des années 1970 (Bertilotti et Scattigno, 2005 ; Collin et Kaufer, 2005 ; Melandri, 1997 ; Ribero, 1999) a montré comment le fait de traverser plusieurs mondes et plusieurs univers symboliques, une caractéristique du « temps des femmes », permet une redéfinition globale et unitaire du sens du temps – la référence privilégiée est, ici, la recherche d’auto-expression aussi bien à l’intérieur des temps façonnés par les logiques publiques que dans la construction de rapports significatifs dans la sphère de la vie privée.


La restructuration analytique ainsi produite a permis une critique radicale de la conception économique dominante du temps, cette conception qui le pose comme une dimension abstraite et neutre, épurée de la référence aux sujets et à leur contexte, linéaire et marchandisée, mais aussi fragmentée et parcellisée en segments « froids », sans rapports réciproques. En soulignant les interdépendances et la circularité des expériences, elle a dévoilé aussi bien le caractère créatif et ouvert du temps que l’identité clairement sexuée des représentations et des comportements temporels. La place centrale que le mouvement féministe attribue au corps et aux pratiques qui en élaborent les langages (Fraire, 2002) a sans doute joué un rôle de premier plan dans la construction de ces représentations.


Aujourd’hui, si on analyse les expériences d’un nombre grandissant de femmes (qui traversent chaque jour des univers temporels dissonants comme ceux du travail pour le marché et du care, en construisant des formes de médiation symbolique toujours nouvelles) on remarque que ces expériences sont unifiées, au-delà de la diversité, par une ambivalence typique [16]. La majorité des femmes adultes, en effet, n’est pas seulement impliquée dans la logique temporelle dominante, construite autour de la production de marchandises, mais elle est aussi consciemment impliquée, au quotidien, dans une forme différente de temporalité, liée à la production de rapports sociaux personnalisés. Par conséquent, la conscience temporelle que cette majorité de femmes développe paraît typiquement complexe et différenciée. Elle accueille, en tant que dimension centrale, à côté de la dimension quantitative « accélérée », la dimension relationnelle, non fonctionnelle, non linéaire, non dirigée par des logiques économiques, « lente » par définition, car structurée par la reconnaissance de la multiplicité des temps personnels et pour autrui. D’autre part, cette conscience temporelle semble être en mesure de reconnaître l’importance sociale non seulement du temps pour le marché, mais aussi du temps de travail non rémunéré, syntonisé sur d’autres principes, qui ne sont pas des principes de service, et sur d’autres rythmes temporels (Leccardi, 2009a). Le temps des rapports humains, de la socialisation, du soin, de l’attention au bien-être des personnes, qui est la trame du quotidien, ne peut en effet être mesuré avec une montre. Le network time, le temps électronique gouverné par des idéaux de simultanéité, ne nous aide pas non plus, même s’il se plie à la dimension relationnelle [17]. Ce qui fait la différence, dans le temps quotidien de la majorité des sujets féminins, est la présence bien visible, à l’intérieur de celui-ci, des corps et de leurs temps : corps à soigner, à accueillir ou tout simplement à reconnaître en tant que porteurs de temporalités multiples, qui ne sont pas nécessairement alignés sur les temps accélérés de la vie sociale contemporaine.


Même si elles sont contraintes, dans la vie de tous les jours, à se transformer en « jongleuses du temps » (Balbo, 1978), constamment à la recherche de formes de raccord entre les temps différents de plus en plus rapides et gouvernés par des règles temporelles différentes, de nombreuses femmes défient tous les jours, dans leur mode de vie, l’équivalence du temps et de l’argent (Tabboni, 1992). Le temps, dans ce contexte, n’apparaît pas seulement comme une dimension abstraite et homogène, séparée des êtres humains et étrangère à ces derniers. Il se dessine, au contraire, comme une dimension « riche », qui contient des réserves de sens que les sujets peuvent activer de manière autonome. C’est un temps génératif, en mesure à son tour de créer d’autres types de temps et de relations humaines. Il ne s’agit pas, par conséquent, d’un temps qui souligne exclusivement la dimension de contrôle, l’absence d’implication émotionnelle, à distance de la sphère personnelle.


Pour résumer, les comportements temporels quotidiens d’un nombre important de femmes prennent en compte des aspects que la raison économique repousse : la rationalité par rapport à la valeur, le bien-être (pas seulement personnel), la dimension créative, le sens de la responsabilité personnelle, la lenteur poursuivie comme expression de qualité de la relation. Ces comportements indiquent même une culture temporelle différente, capable en partie de construire une organisation du temps différent, moins utilitariste, moins accélérée. Ils renvoient, dans leur ensemble, à une sorte de paradigme temporel alternatif, qui redonne de la visibilité à ce que le système des temps de la société capitaliste a obscurci jusqu’à présent : la multiplicité des temps de vie ; le caractère essentiellement créatif du temps humain ; la dimension non seulement quantitative du temps et la richesse potentielle de l’expérience temporelle individuelle, fruit de l’entrelacs d’ordres temporels différents, qui peut prendre différentes formes en fonction de la subjectivité de chacun.


La thèse que j’entends appuyer ici est que cette vision du temps comme multiple, et du quotidien comme cadre de choix dans lequel cette multiplicité peut s’exprimer, possède non seulement un pouvoir de dissuasion par rapport à l’obsession de la vitesse – en demandant par exemple de considérer l’alternance, l’entrelacs, des temps rapides et des temps lents comme partie intégrante de l’expérience du temps. Cette vision du temps possède aussi une affinité spécifique avec ce qui a été défini comme la « temporalité de la citoyenneté » (Scheuerman, 2009, p. 192). Cette dernière, bien loin de la culture politique « rapide » du nouveau siècle, met en valeur la confrontation et le débat ; elle requiert une capacité d’écoute, une capacité à considérer le point de vue de l’autre et à formuler ensuite une réponse ; à « suspendre » temporairement l’urgence et la pression temporelle pour céder la place au processus de connaissance réciproque. Cette temporalité accepte la « lenteur » de la rencontre, de la confrontation, de la connaissance des problèmes comme un élément constitutif de la vie démocratique.


En plus de leur capacité à accueillir (et à mettre en valeur), l’alternance de la vitesse/lenteur comme une ressource qui montre bien les limites de l’idéal de « vitesse absolu » qui caractérise notre temps, de nombreux sujets féminins expriment aussi, à mon avis, une autre familiarité avec la « temporalité de la citoyenneté ». Je pense à la familiarité de nombreuses femmes adultes non seulement avec le caractère multiple, non homogène et changeant des temps de la vie quotidienne – un trait similaire à la « temporalité de la citoyenneté » en tant que rencontre entres les différences – mais aussi avec deux idées centrales à ce caractère. En premier lieu, l’idée d’engagement réciproque, que les relations quotidiennes scellent et construisent jour après jour ; en deuxième lieu, la conviction que ces relations lient le présent dans lequel le quotidien s’inscrit et le temps long, très long, des générations qui suivent. De la même façon, la vie politique se base sur la construction de liens non épisodiques, d’engagement réciproque ; sur la capacité à poursuivre des objectifs situés même loin dans le temps, avec persévérance et clairvoyance, en ayant le souci des générations qui ne sont pas encore nées (Jonas, 2001).

 Bibliographie

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Notes

[1Wright Mills (1997) faisait référence à cette capacité de mettre en connexion ce qui paraît intime, personnel, avec ce qui est représenté comme collectif, à travers l’expression « imagination sociologique ». Grâce à ce type d’imagination, nous sommes en mesure de mettre en connexion les questions quotidiennes micro-sociales avec les grandes questions de l’époque.

[2Voir, à ce propos, Bauman (2002). Alors que pour Anthony Giddens (2004), qui a proposé en premier le terme life politics, cette dernière renvoie essentiellement à des parcours d’auto-exploration qui dessinent de nouvelles trajectoires de relation entre soi et la société – en exprimant, en ultime analyse, un trait positif – avec ce concept Bauman photographie un ensemble d’aspects de signe négatif : privatisme, « liquéfaction » des liens collectifs, centralité du marché dans tous les cadres de la vie sociale.

[3Pour une reconstruction approfondie de la notion de rythme, qui en souligne la centralité dans l’analyse des processus de mondialisation contemporains, voir Michon (2005).

[4Neuzeit, l’expression allemande pour modernité ou âge moderne, signifie littéralement « temps nouveau ».

[5Voir Gleick (1999). Paul Virilio (1977) a introduit il y a déjà quelques décennies le terme « dromologie » pour conceptualiser ce processus d’accélération progressive sociale et historique.

[6Le terme est lié à la proposition théorique de Helga Nowotny (1989), consacrée aux transformations de l’expérience du temps en époque technologique.

[7Les réflexions que Bourdieu propose autour du thème du futur sont liées à une contradiction à laquelle il a dû faire face au cours d’un travail en immersion dans une communauté Kabyle : comment le paysan algérien peut-il paraître en même temps fataliste, soumis au temps qui s’écoule – une orientation qui l’empêche de former des projets – et tout à fait capable de contrôler et de prévoir des événements concrets liés à la vie de la communauté et à sa propre activité de travail ? D’après l’auteur, c’est ici l’expression d’une culture qui est à la fois fortement hostile à un rapport avec le futur en tant que temps « abstrait » et en grande harmonie avec les projets « concrets ».

[8D’après Dahrendorf, l’association mondialisation-et-instabilité renvoie à deux plans de sens qui sont entrelacés : d’un côté il n’existe pas d’autorité ni de pouvoir capable d’intervenir sur les processus de mondialisation pour les « stabiliser » ; de l’autre côté, les sujets qui vivent dans un monde mondialisé ne savent pas y trouver une quelconque stabilité.

[9Si l’on observe le panorama politique international, ce sont les mouvements collectifs, par exemple ceux qui critiquent la mondialisation, les porteurs, aujourd’hui encore, d’un message qui n’évite pas la confrontation avec l’utopie, mais qui au contraire s’approprie de sa charge positive par rapport au futur. Leur devise « Un autre monde est possible » peut être considérée comme une excellente synthèse de cette vision des choses.

[10Cet aspect est souligné à plusieurs reprises dans les réflexions de Zygmunt Bauman. Cf. Leccardi (2008 et 2009b).

[11Les considérations suivantes portent sur les analyses proposées par Hartmut Rosa et William Scheuerman en matière de politique, éthique et accélération sociale. Voir Rosa (2008) ; Scheuerman (2004 et 2008) ; Rosa et Scheuerman (2008).

[12Sur le plan culturel, entre autres, ce type de politique tend à valoriser d’autant plus les activités « rapides » – même lorsqu’elles ne sont ni utiles ni strictement nécessaires – par rapport aux activités « plus lentes ».

[13Sur un front différent mais complémentaire, même la deregulation néo-libérale peut être considérée comme une expression du besoin inassouvissable d’accélération – dans ce cas il s’agit de contourner les freins imposés par la bureaucratie, en coupant les temps (et les procédures) nécessaires pour arriver une prise de décision.

[14En Italie, par exemple, le recours de plus en plus fréquent au vote de confiance dans le parcours législatif prouve bien cette tendance normalisatrice. Ce n’est pas un hasard si on le justifie par l’exigence de rendre plus rapide l’action législative. Même chose pour les décrets d’urgence.

[15Même si, tel que nous le savons, d’importantes écoles de sociologie comme la phénoménologie sociale et l’ethnométhodologie l’ont placé au centre de leurs réflexions en relation aux dynamiques de la construction sociale et à l’étude des modalités du « raisonner pratiquement ».

[16Sur le thème de l’ambivalence féminine voir les réflexions de Touraine (2006). Voir également, en particulier pour les jeunes femmes, l’analyse de Tabboni (1999).

[17Il faut souligner que dans les dernières analyses sur le network time les interprétations du « temps du réseau » prennent pied en tant que dimension capable de se soustraire au temps abstrait et mathématisé qui bat le rythme de la vie économique, le temps de la montre. En ce sens – tel que de nombreuses expériences politiques contemporaines le démontrent – la possibilité qu’il offre de construire des contextes interactifs projetés sur le plan planétaire possède d’importantes potentialités politiques. Voir, en ce sens, Hassan (2007).

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