Pour la libre répétition du mot « et » dans la littérature de langue française

Article publié le 21 septembre 2013
Pour citer cet article : , « Pour la libre répétition du mot « et » dans la littérature de langue française  », Rhuthmos, 21 septembre 2013 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article985

Ce texte a déjà paru sur le site Langues de feu. Nous remercions Claire Placial de nous avoir autorisé à le reproduire ici.


J’ai lu hier Le Sermon sur la chute de Rome, le roman de Jérôme Ferrari paru en 2012, qui a obtenu le dernier prix Goncourt. Bien des choses de ce livre m’ont plu : que ce soit en Corse, qu’il soit question d’ancêtres et de filiations, qu’il soit question d’enfants qui savent dès très tôt qu’ils quitteront leur famille, non tant par le corps que par l’esprit. Qu’Augustin soit là dans le titre, dans le prologue, en filigrane, parce que la chute de Rome c’est la chute de toute certitude ou plutôt de tout établissement et que le livre est sur ça. Que la langue soit belle, singulièrement, que les phrases soient longues, le vocabulaire riche, et que par ailleurs je lise le livre d’une traite, du moment où à peine acheté je l’ai ouvert dans le métro, dans la rue ensuite, en dînant en suite, puis jusqu’au coucher.


J’ai souvenir d’un chroniqueur au Masque et la plume effaré (ou faisant mine de l’être) à cause de l’épisode de la castration des cochons. J’ai vu étriper des lapins et égorger des poules dans mon enfance, et ai été bien davantage marquée par le fils n’entérinant pas que son père se meurt et loupant délibérément l’avion pour le revoir une dernière fois, ou le même fils ne sortant pas avec Judith et cette phrase terrible : « et c’est ainsi qu’au nom d’un avenir aussi inconsistant que la brume, il se privait de présent comme il arrive si souvent, il est vrai, avec les hommes. »


D’autres choses m’ont moins plu mais je n’en ferai pas état.


Et puis, pour prolonger la lecture, j’ai fait une recherche Google et lu quelques critiques. Comme souvent hélas ce sont les blogs et magasines web qui rendent compte des lectures les plus personnelles, je dis hélas non parce que je n’aime pas les blogs, mais parce que la presse écrite ne me semblait pas, à première vue, avoir produit de critique qui dépasse 1) un résumé de l’intrigue qui n’en dit pas la fin tout en la laissant présumer puisque donc le roman est pessimiste 2) des considérations sur la nature philosophique du propos, soulignant que Ferrari enseigne la philosophie 3) d’autres considérations sur la qualité littéraire de l’écriture.


Un article en ligne a vraiment attiré mon attention. Sur Baroufs magasine, un ou une auteur(e) anonyme (ou alors j’ai vraiment mal lu la page) fait une critique déçue du Sermon sur la chute de Rome. L’auteur estime que le la référence à Augustin n’est que vernis intellectuel. J’ai vu cette critique ailleurs, où de façon moins virulente il était déploré que les citations d’Augustin ne soient pas davantage exploitées. Pour ma part c’est sans doute une des choses que je préfère dans cet ouvrage : que les références philosophiques soient latentes, que les liens ne soient pas explicités, que le lecteur ait du travail à faire – et nulle gratuité de la référence à Augustin, lorsqu’il est question de la permanence des hommes lors de l’effondrement d’un monde.


Puis l’auteur de l’article déplore un trait de langue de Ferrari. Il utilise trop de « et » :

Pour ce qui est de la forme, du style, en quatrième de couverture l’éditeur célèbre “une écriture somptueuse d’exigence”. Faut-il comprendre qu’elle est somptueuse parce qu’exigeante ? La réponse parvient vite au lecteur. L’écriture exige d’avoir des nerfs solides si de style on se préoccupe. La narration est en effet affectée d’une maladie que j’appellerai la maladie du “et”. Une maladie dont le symptôme est une multiplication des “et” dans une même phrase. L’auteur ayant une maîtrise toute relative du rythme, on sort à bout de souffle de phrases à rallonge.


À titre d’exemple, transportons-nous page 39 : “Virgile vérifia le fusil, prit des balles ET ils allèrent s’asseoir sur un gros rocher qui surplombait le ravin ET ils tirèrent l’un après l’autre sur le versant opposé de la montagne, l’écho des coups de feu se perdait dans la forêt de Vaddi Mali, ET de gros paquets de brume remontaient maintenant depuis la mer et la vallée, le recul du fusil lui meurtrissait l’épaule ET son bonheur était parfait.” Le but est peut-être de donner une patine rustique…

D’où la prolifération du « et » est-elle incompatible avec le style ? D’où la longueur de la phrase est-elle indigeste ? Je ne sais qui est le « on » du « on sort à bout de souffle de phrases à rallonge », encore est-il que ce n’est pas moi (encore heureux, étant donnée la longueur des miennes et mon goût de l’incise).


Derrière ce jugement, derrière l’équation établie par l’auteur de l’article entre longueur de phrase, prolifération des « et », et médiocrité stylistique – ou plutôt que médiocrité, pénibilité : l’auteur fatigue le lecteur (le pauvre) – derrière ce jugement, il me semble que c’est cette injonction diffuse de la formation à la langue française en France : ne te répète pas. Les répétitions sont des maladresses. Fais des phrases courtes. « Plutôt Voltaire que Proust ». Je mets des guillemets parce que c’était un conseil entendu en khâgne. Du reste, en tant qu’enseignante, je préfère les simili-Voltaire aux simili-Proust, parce qu’il est rare qu’à dix-huit ans on développe un raisonnement convainquant dans un styla alambiqué.


Mais pour ce qui est de la littérature, sérieusement, est-on encore là ? « il y a trop de répétitions » ? (Allô quoi). Du reste je crois que le droit imprescriptible aux répétitions s’étend à l’essai également s’il sert le propos. Mais du moins la littérature devrait pouvoir être exemptée de l’impératif de phrase-courte-sans-répétition.


D’autant que justement, le style de Ferrari repose en partie sur ces périodes rythmées par les « et », et qui, dans la phrase citée dans l’article, sont qui plus est des « et » variés, des « et » de l’enchaînement des actions (« et ils tirèrent »), des « et » descriptifs (« et de gros paquets de brumes »), et ce « et » génial à la fin qui vient conjoindre des membres d’une phrase qu’on aurait estimés antithétiques, et ce sans virgule comme pour mieux lier d’un même élan les deux parties de la phrase : « le recul du fusil lui meurtrissait l’épaule ET son bonheur était parfait. »


C’est ce qui fait la génialité de ce petit mot « et » : il y a plus qu’une adjonction dans ces deux lettres-là, il y a l’absurde engendrement du bonheur dans la douleur, la joie paradoxale de la découverte d’une forme de sauvagerie.


C’est ce qui fait qu’il faut absolument tout ces « et », parce que varier, introduire, mettons, un « cependant » à la fin, c’est, en explicitant la nuance, retirer une couche de sens à « et » et sans polysémie que serait la littérature ?


La traduction est parfois bien prompte, et elle a tort, à se défaire des « et » qu’elle estime superflus.


Il y a une géniale analyse de Bernard Hoepffner là-dessus dans l’Atelier du traducteur, à propos des « et » de Huckleberry Finn. C’est une citation que j’ai déjà faite dans le billet que j’ai consacré à Hoepffner :

Une fois le premier jet terminé (je me relis très peu en cours de travail, j’attends le plus souvent d’avoir terminé le premier jet), un premier jet le plus souvent rapide (une trentaine de feuillets dans la journée, il m’a fallu un mois pour en venir à bout), en relisant la traduction, j’ai très vite été frappé par l’omniprésence des et ; je me suis dit avec horreur : l’erreur classique du traducteur débutant ! Je ne voulais pas y croire, ils étaient partout. Il y en avait 6 300 ! Mais j’ai immédiatement vérifié, il y en a 6 650 dans le texte anglais, une fréquence de 5,75 %, plus élevée que dans la plupart des autres livres en anglais excepté la Bible de Tyndale et la King James Bible (6,30 %) ; il était donc normal que les et dans Huck atteignent 4,90 %, un peu plus que la Bible de Segond (4,25 %) (pour comparaison, la première traduction de Huck – 1886 – n’en a que 2 %). Lors des quelques recherches que j’ai faites, j’ai pu voir que Twain utilise en général plus de and que tout le monde, un peu plus que Hemingway, Milton et Montaigne (pour ce dernier, 4,25 % en français ; 4,50 % dans la traduction de Florio) ; dans l’échantillon que j’ai choisi, j’ai vu que Lautréamont (2,28 %), Roussel (1,52 %) et Rabelais (1,42 %) étaient tout en bas de l’échelle. J’avais eu peur, mais je n’étais pas tombé dans une erreur de base de débutant.

La récurrence de « et » est peut-être contraire aux préconisations (sont-elles fondées ?) d’un enseignant qui cherche à développer la richesse d’expression d’un élève, et l’efficacité de sa démonstration. Mais dans la littérature ? Bien d’illustres anciens abondent en « et », les statistiques de Hoepffner, dont je serais bien curieuse de savoir comment il les a obtenues, rapprochent Ferrari (si tant est que la proportion soit similaire, ce dont je doute même) de la Bible, Hemingway, Milton et Montaigne.


Je serais curieuse de savoir ce qu’il en est d’Augustin. Et des autres latins.


Que le « et » prolifère dans la Bible, on le sait. Du reste bon nombre de traducteurs (notamment, à l’âge classique, de ceux qui par scrupule religieux indiquent en italiques un mot ajouté) en suppriment à tour de bras, parce qu’ils « ne sont pas nécessaires », qu’ils « encombrent le texte », que le génie français est rétif à ces lourdeurs. On lit ainsi dans la préface de la traduction du Nouveau Testament par Isaac de Beausobre :

Telle est la particule conjonctive, et, qui souvent dans le Nouveau Testament sert moins à lier le discours qu’à le commencer. De là vient qu’on y trouve des Et par centaines, qui ne signifient rien du tout, et qui sont un très mauvais effet dans les langues vivantes.

 Et chez son collègue catholique Denis Amelote (1666) :

Mais il se trouvera peut être d’autres scrupuleux qui s’offenseront de ce que je n’aurai pas toujours exprimé dans ma version certaines particules, ou que je leur en aurai substitué d’autres ; comme la conjonction “et”, que les Hébreux ne cessent d’employer, et dont la répétition blesse nos oreilles ?

Amelote et Beausobre étaient hommes de leur temps. Temps de la fondation de l’Académie, dont on peine encore à juguler la portée normative. Je crois quant à moi qu’il faut conserver ces « et », que ce soit en traduisant la Bible ou autre chose. D’abord parce qu’une prolifération de « et » est un trait stylistique, et qu’on traduit de la littérature, non une notice de meubles en kit, et le style n’y est pas un détail. Ensuite dans le cas des « et » adversatifs parce que si la Vulgate dit « et » et non « sed », c’est que la polysémie est dans le programme du texte, que le paradoxe est exhibé, plutôt que la banale opposition du « mais ». Enfin, et surtout, parce que les « et », dans la Bible, en sont un des éléments du rythme. Un rythme marqué par la répétition – du reste c’est une des définitions précisément de la musique. La narration biblique repose absolument sur l’enchaînement des waw, les supprimer parce qu’ils sont redondants, parce qu’ils sont grammaticaux, c’est se priver d’une rythmique de la Bible. Or, à la louche, il ne doit guère y avoir que Meschonnic pour traduire tout waw par un « et »


Pour en revenir à Ferrari : encore heureux qu’il multiplie les « et ». Je préfère la phrase citée plus haut avec tous ses « et » plutôt que débitées en rondelles, qui perdraient la continuité, et d’une écriture telle une longue marche, qui perdraient l’impression de la longue journée culminant dans le bonheur de l’enfant qui a tiré au fusil. Les événements de la journée de l’enfant s’enchaînent comme les clauses de la phrase. L’importance de ces « et » est métaphysique. Le rythme d’une écriture est une façon de voir le temps, une façon de voir le monde. Et de tresser des parentés avec ses prédécesseurs. Augustin et la Bible, qui sont à peines mentionnés, sont là autrement encore que par la citation et l’évocation : dans un rythme, dans une gestion de la période. Et tant mieux.

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