Prier

Le sanctuaire japonais et les méticuleux ouvrages de la prière

Yves Letournel
Article publié le 21 juin 2017
Pour citer cet article : Yves Letournel , « Prier , Le sanctuaire japonais et les méticuleux ouvrages de la prière », Rhuthmos, 21 juin 2017 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article2010

Il est un type de communication, celle avec le(s) dieu(x), dont les linguistes se détournent peut-être trop vite.


Certaines sociétés, très peu religieuses, peuvent n’en posséder pas moins beaucoup de religiones. [1]


L’ethnologue ajoute :


En dépit du caractère coutumier que présente la religion, elle n’en est pas moins ce qu’il y a de plus conscient dans l’esprit de ceux qui observent ces pratiques, surtout dans les couches populaires où un sens du concret contrebalance ce sens des notions abstraites. Substantia “la substance”, ne diffère pas étymologiquement de subsistentia, “les subsistances”. [2]

Nos observations locales vérifient ces remarques. L’extrême cohérence des mœurs japonaises et la cohésion dont les « habitudes sociales » témoignent ici, laissent peu de place à l’accident. Tout mérite donc examen, jusqu’au fait religieux : dans cette compacité savante, le moindre fragment, détaché à des fins d’analyse, a valeur d’emblème pour le tout ou d’exemple pour chaque partie.


Un pèlerinage « linguistique » dans un sanctuaire japonais lors des fêtes du Nouvel An offre à l’envi des exemples d’assimilation par le corps et d’instruction par la sensation. L’importance des rites et de leur expression concrète est un trait de la liturgie shintoïste. « Dieu(x) sensible(s) au corps », non à la raison, serait-on tenté d’écrire.


Bien au contraire, l’Église catholique, avec le mystère de la transsubstantiation, fait l’économie d’une part importante de communication non verbale dans l’interaction rituelle entre le fidèle et la divinité qu’il adore. Dans la mesure où elle intériorise le divin, l’Eucharistie en dissimule les apparences sensibles et escamote en partie ce travail d’appropriation concrète et de reconnaissance manuelle que l’on observe dans le sanctuaire shinto.


Quoique certaines satisfactions des sens demeurent perceptibles à travers la beauté des chants et la mise en valeur de la gestuelle liturgique (le sacrement du baptême ou le chemin de croix), hormis l’onction des malades ou celle des prêtres lors de leur ordination, la liturgie romaine n’accorde désormais que peu de place au toucher, au contraire du shintoïsme et il n’est pas erroné d’affirmer que la religion chrétienne, littéralement, se pratique de moins en moins.


Depuis que médailles miraculeuses et rosaires leur ont glissé des doigts, à présent que les chapelets ne s’égrènent plus que dans l’âme du fidèle, les mains catholiques sont bien désœuvrées.


Tout aussi accaparé par le réel, le rituel bouddhiste nous semble moins accompli. Au Japon, le sanctuaire ressemble à un atelier, où la « transcendance », s’il en est une, se fabrique de façon artisanale. Les paroissiens achètent des talismans, jettent de la monnaie devant l’autel, secouent la corde de la cloche puis battent des deux mains ; ils vaquent ensuite à leurs tâches d’haruspices, farfouillent dans la boîte à présages, déroulent leur liste d’avertissements qu’ils se lisent et nouent aux branches des arbres, font leurs emplettes d’amulettes et d’ex-voto… Accomplir ses dévotions, c’est d’abord une activité commerciale et une affaire de dextérité.


Tatillonnes et mercantiles superstitions, objecteront les confits en dévotion occidentale qui ne conçoivent pas la valeur de rites où l’on se saisit du dieu dont on manie les espèces à pleine paume et grâce auxquels le surnaturel se fignole.


Comme les aveugles déchiffrent l’alphabet Braille, les Japonais lisent l’Invisible, avec leurs doigts.


Secouer, triturer, déplier, accrocher, lancer, frapper…


Agiles piétés, intense et régulée circulation de craintes et de désirs, de formules propitiatoires et de vœux en cascade, ferventes et bruissantes manipulations de fétiches et d’amulettes : la prière shintoïste est une réalisation de sensations ordonnée et patiente et la fidélité une confection gestuelle méticuleuse.


Si ce moment très solennel et intime de la communication japonaise est marqué au coin du concret, les méthodes d’apprentissage des langues promues dans l’archipel ne devraient-elles pas revaloriser les techniques d’acquisition par le corps et conférer la première place à la pantomime ?


Dans le sanctuaire shintoïste, l’espoir est touché du doigt (les tablettes votives) la joie et la crainte épelées au fil des sensations tactiles et visuelles (les listes d’augures livrées au vent dans les branchages) et des rites invocatoires ou conjuratoires : quel autre langage (verbal ou non verbal) pourrait en effet se targuer de telles propriétés communicatives, et, par des voies si humbles, se révéler apte à rendre la parole intérieure accessible aux sens, l’espérance tangible et les émotions palpables  ?

Notes

[1M. Mauss, Manuel d’ethnographie (1947), Paris, Payot, 2002, p. 293.

[2M. Mauss, Ibid.

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