Du « texte véridique » au « fait rythmique et transitoire » – Les rythmes du traduire et la poétique de Mallarmé

Lucie Bourassa
Article publié le 17 juin 2011
Pour citer cet article : Lucie Bourassa , « Du « texte véridique » au « fait rythmique et transitoire » – Les rythmes du traduire et la poétique de Mallarmé  », Rhuthmos, 17 juin 2011 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article370

Cet article a déjà paru dans TTR : traduction, terminologie, rédaction, vol. 12, n° 1, 1999, p. 91-114. Il a été réalisé grâce à une subvention du CRSH et à une bourse de la fondation Alexander von Humboldt. Nous remercions Lucie Bourassa de nous avoir autorisé à le reproduire ici et de nous avoir fourni les annexes qui y manquaient.



RÉSUMÉ : Mallarmé a été profondément marqué par l’œuvre de
Poe, au point d’en faire l’emblème d’un idéal poétique, « [à] savoir que
tout hasard doit être banni de l’œuvre moderne ». L’admiration de
Mallarmé pour Poe a certes pesé dans sa décision de traduire les
poèmes que Baudelaire avait laissés de côté parce que « trop
concertés ». Les années au cours desquelles s’effectuent les traductions
sont aussi, en partie, celles de l’élaboration d’une théorie et d’une écriture proprement mallarméennes. À partir de l’analyse de la version
mallarméenne de quelques poèmes de Poe (en particulier « Ulalume »
et « The Bells »), le présent article essaie de voir dans quelle mesure la
pratique de la traduction témoigne de la formation de cette poétique.
L’analyse s’attache surtout au déploiement temporel, au mouvement du
rythme et de la signifiance des textes, parce que les problèmes du
rythme et de la temporalité jouent un rôle fondamental dans le désir
qu’a Mallarmé de « révéler les aspects mystérieux de l’existence », et
se trouvent ainsi au cœur des contradictions de sa théorie du langage.


ABSTRACT : Mallarmé was deeply influenced by the works
of Poe, to the point of making of them an ideal poetics, « That is there
should be no accidents in modern writing. » Mallarmé’s admiration for
Poe certainly influenced his decision to translate his poems, that
Beaudelaire had set aside because they were « too orchestrated. »The
years over which he translated the poems were also, in part, the years
where a « Mallarmean » theory and writing style slowly achieved
definition. By analyzing the « Mallarmean » versions of a few of Poe’s
poems (« Ulalume » and « The Bells » in particular), this article is an
attempt to understand to what degree the practice of translation
revealed the development of the poetics. The analysis relies heavily on
the nature of the passage of time, the movement of rhythm and the
texts’ importance, since the problems of rhythm and temporality play a
fundamental role in Mallarmé’s desire to « reveal the mysterious aspects
of existence », and therefore find themselves at the centre of the
contradictions of his theory of language.



On sait que Mallarmé a été profondément marqué par l’œuvre de Poe,
au point d’en faire l’emblème d’un idéal poétique, « [à] savoir que tout
hasard doit être banni de l’œuvre moderne » (Mallarmé, 1945, p. 230).
Dans sa correspondance des années 1860 — en particulier en 1866 et
1867, lors de sa « crise » spirituelle —, Mallarmé associe souvent le
nom de Poe aux premières conceptualisations d’une poétique en pleine
formation, dont l’un des rêves est de parvenir, par un travail sur le
langage
, à une forme nouvelle de connaissance, à un « Livre » qui
sache transcender le contingent pour parvenir à une « conception de
l’univers » (Mallarmé, 1998, p. 724 ; à Villiers de L’Isle-Adam, 24
septembre 1867 [1]). L’admiration de Mallarmé pour Poe a certes pesé
dans sa décision de traduire ce que Baudelaire avait laissé de côté en
affirmant qu’une « traduction de poésies aussi voulues, aussi
concentrées, peut être un rêve caressant, mais ne peut être qu’un
rêve [2] ». L’édition complète des poèmes traduits paraît en 1888, mais
l’essentiel du travail semble s’être effectué entre le début des années 1860 et les parutions partielles qui s’étalent de 1872 à 1877. Ces années
recoupent en partie celles de l’élaboration d’une théorie et d’une
écriture proprement mallarméennes. J’essaierai de voir ici dans quelle
mesure la pratique de la traduction témoigne de la formation de cette
poétique — avec ses tensions, sa pluralité interne, et son désir de
« révéler les aspects mystérieux de l’existence » (Mallarmé, 1998,
p. 782 ; à Léo d’Orfer, 27 juin 1884), principalement à travers l’étude
des poèmes « Ulalume » (Poe, 1982, p. 53-56 et Poe, 1965, p. 102-
105) et « Les Cloches » (« The Beils » ; Poe, 1982, p. 69-71 et Poe,
1965, p. 119-122). Je m’intéresserai aux questions du calque, du vers
et de la prose.

 Le calque, l’original et l’immuable

Les traductions de Mallarmé ont frappé tous les commentateurs par
leur littéralité quasi systématique. Le poète lui-même qualifie à
plusieurs reprises son travail de « calque », et même de « calque
strict ». Une comparaison entre un fragment d’« Ulalume »
communiqué à Cazalis en juillet 1863 (Mallarmé, 1998, p. 649 [3]) et la version entière que nous lisons maintenant montre que le calque ne s’est pas imposé d’emblée à Mallarmé, du moins pas tel quel, en prose.


Le calque est partout. Dans la syntaxe d’abord, qui suit
presque rigoureusement l’ordre de celle de Poe, comme le montre ce
changement entre les deux versions du vers « To the Lethean peace of
the skies », traduit d’abord par « à la paix léthéenne du ciel », plus tard
par « vers la léthéenne paix des cieux ». Ce littéralisme syntaxique met
souvent en évidence, comme l’a montré Meschonnic « la non-superposition
des systèmes linguistiques » (Meschonnic, 1978, p. 237),
il rend la langue de traduction étrange. Pour rester dans la terminologie
de Meschonnic, on pourrait dire que les tours de Mallarmé ici tiennent
plus précisément d’une « poétisation ». L’antéposition de l’adjectif, qui
devient presque une règle dans les poèmes traduits, est un fait de
langue en anglais, alors qu’elle est, à de rares exceptions près,
archaïsante ou poétisante en français, où on l’emploie surtout pour
satisfaire aux contraintes métriques [4].


Il y a des calques aussi bien sûr dans le lexique, qui sont à
l’origine d’une partie des contresens si souvent observés dans les versions de Mallarmé [5]. Ils pourraient signaler une méconnaissance de
l’anglais chez le poète [6], sauf que souvent, le mot qui est rendu dans un poème par un faux-ami se trouve correctement traduit dans un autre.
L’ajout d’un contresens dans la dernière version d’« Ulalume » montre
qu’il y a là autre chose que de la négligence : Mallarmé avait d’abord
écrit, pour « warmer than Dian », « plus chaude que Diane » puis le
remplace par le littéral « plus tiède », qui a des connotations opposées à
celles de l’anglais « warmer » ici. Les faux-amis, qui semblent donc
plutôt venir d’une recherche de parenté avec le signifiant de l’original,
retrouvent parfois en plus une signification étymologique ou archaïque.
Dans « Ulalume » (strophe 1), « crispées et mornes » remplace
curieusement « crisped and sere » ; seule l’étymologie du verbe français
« crisper » (de crispare, friser, rider) peut rappeler l’apparence plissée
ou roulées de ces feuilles en anglais desséchées ou flétries, qui ne sont
mornes qu’en français. Le « pérennelle » de « La vallée de
l’inquiétude » est un mot ancien (1560), sorti d’usage au XVIIe siècle et
repris par Huysmans en 1901 [7] :

They weep : — from off their delicate stems/Perennial tears descend
in gems. (« The Valley of Unrest », Poe, 1965, p. 55)

Ils pleurent : de leurs délicates tiges les pérennelles larmes
descendent en pierreries. (Poe, 1982, p. 86)

Que la justification étymologisante-archaïsante y soit ou non, le fauxami
par le sens reste presque toujours un proche parent, quand ce n’est
un jumeau, par le son ou la lettre. Dans « Ulalume » encore (strophe 2),
les « rivières scoriaques » (« Scoriae rivers ») s’éloignent du fleuve
original, mais conservent la forme étrange et sonore de l’adjectif,
apparemment introuvable dans les dictionnaires [8], qui ne donnent que « scoriaceous » pour l’anglais et « scoriacé » pour le français. On pourrait multiplier les exemples de ces parents et cousins par le timbre et la graphie. Même en dehors des calques, il arrive souvent à
Mallarmé de choisir, entre plusieurs traductions possibles, la plus
matériellement proche de l’anglais : dans la strophe en deux versions
d’Ulalume, « elle jubile dans une région de soupirs » (Poe, 1982, p. 53)
a remplacé « elle se joue dans un monde de soupirs » (Mallarmé, 1998,
p. 649) pour rendre « She revels in a region of sighs » (Poe, 1965,
p. 103).


Mallarmé semble ici souhaiter avant tout laisser transparaître
l’anglais, ou encore Poe lui-même dans une langue qui est presque sa
langue. Meschonnic voit dans la pratique du calque « l’idéologie
idolâtre de la langue sacrée », une sacralisation de l’original, voire une
« métaphysique de l’origine » (Meschonnic, 1978, p. 235). L’on peut,
en effet, lire dans ces « Poèmes d’Edgar Poe » un mouvement vers un
original et vers une origine. En établissant des liens entre les
traductions de Mallarmé, son traité sur Les Mots anglais et l’ensemble
de ses travaux de poétique, plusieurs commentateurs interprètent la
pratique du calque comme une trace de sa recherche d’une langue qui
serait « matériellement la vérité » (Mallarmé, 1945, p. 364). Catherine
Mavrikakis rappelle par exemple que « Les Mots anglais présentent la
langue anglaise comme le lieu de conservation d’un français pur et
archaïque que l’histoire du français n’a pas su garder intact »
(Mavrikakis, 1989, p. 64), et fait l’hypothèse que « [l]e mythe caché
d’une inaltérabilité de la langue fonctionnerait comme constitutif de la
langue et de l’écriture » chez Mallarmé (ibid, p. 69). Pierre Gobin
montre le lien entre les glissements et calques des traductions et la
« conception d’unité fulgurante du logos originel » (Gobin, 1989,
p. 144) qui aurait animé l’essentiel des recherches du poète, même dans
la spéculation « dépourvue d’illusions » de la fin de sa vie :

[L]orsqu’il effectue de tels glissements, c’est systématiquement dans le
sens d’une identification phonique ou syntactique capable de stimuler
la recherche d’un niveau d’expression plus général et de remonter par
une transformation (« back transform ») dans la direction d’universaux
linguistiques, philologiquement fondés ou résultant d’une certaine
perception poétique de l’unité, (ibid., p. 150)

Poe, autant que l’anglais auquel il est associé, fournit
l’inspiration de cette inaltérabilité du logos. J’ajouterais ici que la
langue anglaise comme le poète américain donnent également lieu à la
figuration d’une totalisation ou d’un dépassement du temps. Le célèbre
« Tombeau d’Edgar Poe » commence par « Tel qu’en lui-même enfin
l’éternité le change » (Mallarmé, 1998, p. 38), et le plan des Mots
anglais
s’achève sur l’affirmation suivante : « L’Anglais replonge au
passé le plus immémorial, d’un côté ; et, de l’autre, tient, dans les langages contemporains, rang de précurseur » (Mallarmé, 1945,
p. 897 [9]). L’anglais contient peut-être en germe ce qui permet de
triompher du « défaut des langues ». La « Philosophie de la
composition », avec la valorisation de l’effet produit et calculé, inspire
à Mallarmé sa poétique non représentative (« Peindre, non la chose,
mais l’effet qu’elle produit »
, Mallarmé, 1998, p. 663 ; lettre à Cazalis,
octobre 1864), son refus de l’anecdote (trop contingente et temporelle),
qui le conduit à jeter « les fondements d’un livre sur le Beau  »
(Mallarmé, 1998, p. 699 ; lettre à Cazalis du 21 mai 1866), livre lié à
l’Éternel, à l’Immuable, à un ordre et à une architecture parfaits. Il est
significatif que les traductions de Poe soient des pages « fermées à des
poèmes narratifs ou de longue haleine » (Mallarmé, 1982, p. 117) et
qu’elles hiérarchisent les textes conservés en deux parties, donnant à la
fin en petits caractères les « fragments intimes et mondains » (ibid.,
p. 116), et présentant au début en plus grand « le diamant, la poésie »
(ibid.), c’est-à-dire les modèles d’architecture et de motivation sonore,
proches déjà de ce que devrait devenir la poésie comme « résumé de
l’univers ».

 L’inachèvement, la généalogie, l’historique

Mais la sacralisation de l’original n’explique pas tout. Elle ne rend pas
compte à elle seule de la complexité des traductions mallarméennes.
« The Bells [10] », qui est l’un des exemples les plus typiques de
constructions presque intégralement motivées, semble aussi être le
poème qui donne le plus de fil à retordre au traducteur. Ce texte
contient de nombreuses répétitions de mots, qui s’étendent sur un à
trois vers. Les répétitions, dont les occurrences appartiennent aux
isotopies du son et du temps, font corps avec le reste du poème, il y a là
un « système [11] » : elles s’insèrent dans des vers aux nombres variés,
mais tous composés de trochées (« twinkle, twinkle, twinkle »), ou de
pieds monosyllabiques (« bells, bells, bells »). Elles deviennent un
performatif iconique, car le poème ici fait ce qu’il dit, mime les sons
des cloches, leur rime runique et leur mesure (« keeping time, time,
time »), dans une métaphorisation de l’égrènement du temps. Les
répétitions lexicales sont relayées par des réseaux phonosémantiques — affectant eux aussi l’isotopie du son. Tous ces modes
de signification composent, de la première à la quatrième strophe du
poème, des « Silver bells » aux « Iron bells », une progression qui
commence avec la mélodie et l’harmonie de la promesse (« AU in
tune », « What a world of merriment their melody fortells ! », « What a world of happiness their harmony fortells ! »), se poursuit avec la
discordance menaçante (« Out of tune », « What a tale of terror, now
their turbulency tells ! »), pour s’achever avec la monodie du glas (« All
alone/And who, tolling, tolling, tolling,/In that muffled monotone »,
« And he knells, knells, knells »).


Mallarmé inscrit les répétitions dans son texte au moyen de
parenthèses ; la plupart du temps, il reproduit fidèlement le nombre
d’occurrences, allant jusqu’à insérer le tiret ou l’article qui accompagne
le changement de vers dans l’original. En l’absence de mètre, ce choix
semble arbitraire : aussi ne s’étonne-t-on pas de trouver, dans les
« Scolies », l’aveu d’une « non-traduction » pour ces reprises :

De tous ces poèmes, le seul effectivement intraduisible ! [...] La
difficulté, quant à une œuvre si nette et si sonnante, regorgeant d’effets
purement imitatifs mais toujours dotés de poésie première, gît en
l’emploi de certains procédés de répétition qui, contenus par le rythme
originel, se défont et s’égrènent dans une version en prose. Force m’a
été de transcrire ces séries de répétitions seulement par des parenthèses ;
et comme des indications que le lecteur ne lira que des yeux, plutôt que
des mots réels ajoutant leur vertu au texte français. (Mallarmé, 1982,
p. 133)

Les répétitions et parenthèses des « Cloches » apparaissent donc
comme un cas limite de littéralisme, la marque la plus extrême — et la
plus visible — d’une fusion avec l’original, puisqu’elles en dévoilent
l’intraduisibilité. Mais les parenthèses émettent un signal double, sinon
pluriel : on peut les lire, certes, comme l’écho lointain d’un original si
parfait qu’il reste inaccessible à la traduction, et auquel on renvoie le
lecteur, faute de mieux ; mais Mallarmé écrit bien qu’elles n’ajoutent
rien au texte français
, si bien qu’on peut aussi y voir une prise de
distance, une invitation à sauter ce qui dans le nouveau texte devient
une redondance non motivée, encombrante sans la mesure et
l’architecture qui l’encadraient dans la version anglaise. Les guillemets
à « tintinnabulation » suggèrent aussi une telle distance énonciative peu
sacralisante. Le texte français présente d’ailleurs quelques incohérences
dans le parti-pris du calque. La première répétition, « tinte, tinte,
tinte », n’est pas entre parenthèses, comme si elle pouvait, au contraire
des suivantes, s’inscrire dans le rythme de la nouvelle version en prose.
De même, étrangement, une répétition est ajoutée à la quatrième
strophe [12]. Enfin, la troisième strophe escamote les sons de cloches, rompant ainsi avec le système de symétrie et de progression du poème de langue anglaise.


Le renoncement au vers, l’adoption d’un calque « en prose » —
avec ses inachèvements et incohérences — apparaît donc comme un
choix paradoxal s’il s’agit d’être fidèle au modèle de la poétique du
calcul et de rechercher l’unité du logos. On sait que les textes
théoriques de Mallarmé associent parfois le vers, entendu comme
mètre, à l’origine [13]. Or, l’impossibilité de concilier le calque de la lettre, du mot et de la syntaxe avec celui du vers et du calcul, l’impossibilité de maintenir en français, par-delà la barrière qu’impose
la diversité contingente des langues, tout ce qui fait du poème anglais
un morceau de logos inaltérable, met en évidence un paradoxe : le vers,
la « métrique [qui] a jailli aux temps incubatoires » pour « rémunérer le
défaut des langues » (1945, p. 364), se révèle, à la traduction,
étroitement attaché à une langue ; il y a là un fil ténu qui attache la
métrique — donc l’absolu — au contingent.


Ce paradoxe se retrouve ailleurs chez Mallarmé [14] ; il évoque le double abîme qui se révèle au poète lors la grande crise causée par sa
recherche d’absolu, par son travail acharné, désespéré, sur le
vers
d’Hérodiade. Ainsi lit-on dans une lettre à Cazalis d’avril 1866 :

[E]n creusant le vers à ce point, j’ai rencontré deux abîmes, qui me désespèrent. L’un est le Néant, auquel je suis arrivé sans connaître le
Bouddhisme [...]. Oui, je le sais, nous ne sommes que de vaines formes
de la matière, — mais bien sublimes pour avoir inventé Dieu et notre
âme [...]. (Mallarmé, 1998, p. 696)

Les lettres suivantes montrent de plus en plus clairement que le pôle de
l’Absolu, du sublime, de l’universel et de l’éternel, est inséparable de
l’autre abîme, celui du Néant, de la matière, du sujet et du temps. Les
projets du Livre de l’époque séparent celui-ci en deux volets, décrits
ainsi dans une lettre à Cazalis de mai 1867 : « Trois poèmes en vers
[...] d’une pureté que l’homme n’a pas atteinte. [...] Et quatre poèmes
en prose, sur la conception spirituelle du Néant. » (ibid, p. 714). Car le
vrai est que « nous ne sommes que de vaines formes de la matière », et que la poésie pour Mallarmé est inséparable de la sensation, comme il
l’écrit à Villiers de l’Isle-Adam le 24 septembre 1867 :

J’avais, à la faveur d’une grande sensibilité, compris la corrélation
intime de la Poésie avec l’Univers, et, pour qu’elle fût pure, conçu le
dessein de la sortir du Rêve et du Hasard et de la juxtaposer à la
conception de l’Univers. Malheureusement, âme organisée
simplement pour la jouissance poétique, je n’ai pu, dans la tâche
préalable de cette conception, comme vous disposer d’un Esprit — et
vous serez terrifié d’apprendre que je suis arrivé à l’Idée de l’Univers
par la seule sensation (et que, par exemple, pour garder une notion
ineffaçable du Néant pur, j’ai dû imposer à mon cerveau la sensation
du vide absolu) [...]. (ibid., p. 724)

Mallarmé, rêvant du Livre, dit que son « esprit se meut dans l’Éternel
et en a eu plusieurs frissons »
(ibid, p. 699, à Cazalis, 21 mai 1866 [15]),
mais la connaissance qu’il rêve d’atteindre semble inclure quelque
chose de temporel, du devenir, quand il parle de chanter « l’Âme et
toutes les divines impressions pareilles qui se sont amassées en nous
depuis les premiers âges » (ibid., p. 696, à Cazalis, 28 avril 1866) ou de
« revivre la vie de l’humanité depuis son enfance et prenant conscience
d’elle-même » (ibid., p. 742, à Cazalis, 18 février 1869). La synthèse
de l’Absolu et du Néant est une tentative de solution à la crise, mais
l’impuissance continue à terrasser Mallarmé, comme on le voit dans la
lettre à Villiers :

Il me reste la délimitation parfaite et le rêve intérieur de deux livres, à la fois nouveaux et éternels, l’un tout absolu « Beauté », l’autre
personnel, les « Allégories somptueuses du Néant » mais (dérision et
torture de Tantale,) l’impuissance de les écrire — d’ici à bien
longtemps, si mon cadavre doit ressusciter. (ibid., p. 724)

Vraiment, j’ai bien peur de commencer (quoique, certes, l’Éternité ait
scintillé en moi et dévoré la notion survivante du Temps) par où
notre pauvre et sacré Baudelaire a fini. (ibid.)

Le « pauvre Baudelaire » venait en fait de mourir. Cette lettre de
Mallarmé, curieusement, répond à une requête de Villiers dans laquelle
celui-ci, « nommé rédacteur en chef de la Revue des Lettres et des Arts,
lui demandait “copie des Poèmes en prose, et les traductions de
Poe [16]” ». Cette demande avait surpris Mallarmé, qui disait vouloir être
oublié, à cause de la destruction qu’avait créée en lui le projet. Il était,
alors, loin de la traduction, mais un mois plus tard, il annonce à son
ami sa ferme intention de s’y remettre : « j’accepte cette tâche comme un legs de Baudelaire », écrit-il (ibid, p. 725 ; à Villiers de l’Isle-Adam,
30 septembre 1867). Il ne le fait pas tout de suite, les premières
traductions ne seront publiées qu’en 1872. Entre-temps, il est
apparemment sorti de la crise puisque le 3 mai 1868, il déclare à
Lefébure qu’il « redescend de l’Absolu » et renonce à en faire « la
Poésie »(ibid, p. 728).


Mallarmé, on le sait, ne renonce pas au projet d’un livre
« architectural et prémédité », mais celui-ci est désormais lucidement
considéré comme un rêve, auquel il oppose, dans 1’« Autobiographie »
écrite pour Verlaine en 1885, le travail effectivement accompli — ses
vers, proses et traduction de Poe — qu’il réduit à la circonstance, aux
« inspirations de hasards » : « Tout cela n’avait d’autre valeur
momentanée pour moi que de m’entretenir la main » (1945, p. 663).
On peut alors penser que la circonstance, qui fait de la traduction une
« tâche » pour la revue de son ami Villiers et l’associe à un « legs de
Baudelaire » — Baudelaire avait renoncé — expliquerait, au moins en
partie, le compromis, imparfait, de l’inachevé, du calque en prose : « À
défaut d’autre valeur ou de celle d’impressions puissamment maniées
par le génie égal [Baudelaire], voici un calque se hasarder [...] », lit-on
dans les « Scolies » (Mallarmé, 1982, p. 118). Baudelaire n’a-t-il pas
écrit, au sujet de sa version du « Corbeau », que « [d]ans le moulage de la prose appliqué à la poésie, il y a nécessairement une affreuse
imperfection ; mais [que] le mal serait encore plus grand dans une
singerie rimée [17] » ? Par ailleurs, Poe lui-même est peut-être redescendu
aussi de l’absolu pour Mallarmé, replacé en partie dans l’histoire et la
circonstance, n’ayant pas totalement réalisé le « triomphe sur le
hasard ». Quoique son admiration pour Poe demeure sans doute intacte
sa vie durant [18], Mallarmé regrette que le poète américain n’ait pas écrit davantage de vers, déception qu’il éprouve aussi à l’endroit de son ami Villiers. Le rapprochement qu’il fait des deux figures dans sa conférence « À Villiers de l’ïsle-Adam » est à cet égard significatif :

[Q]uelle marque d’une aptitude au vers [chez Villiers], n’était le
despotisme d’autres ambitions !
Le sombre accompagnement que feraient ces lignes de Poe, le seul
homme avec qui Villiers de l’Isle-Adam accepte une parité, son altier
cousin ; peut-être les récita-t-il pour sa part. « Des événements situés
en dehors de toute maîtrise m’ont empêché de faire à aucune époque
aucun effort sérieux dans un champ qui, en des circonstances plus heureuses, aurait été celui de mon choix. Pour moi, la poésie n’a pas
été un but qu’on se propose, mais une passion ; et il faut traiter les
passions avec le plus grand respect ; elles ne doivent pas, elles ne
peuvent pas être suscitées à volonté, dans l’espoir des pauvres
dédommagements, ou des louanges plus pauvres encore de
l’humanité. [19] » (1945, p. 493-494)

Au sortir de la crise, Mallarmé semble vouloir compter sur une
généalogie de poètes
qui n’ont pas accompli l’absolu, mais seulement
des poèmes qui en sont teintés, pour réaliser le « résumé orphique de la
terre » : « Je redescends, dans mon moi, abandonné pendant deux ans :
après tout, des poèmes, seulement teintés d’Absolu, sont déjà beaux, et
il y en a peu — sans ajouter que leur lecture pourra susciter dans
l’avenir le poète que j’avais rêvé
. » (1998, p. 728, à Lefébure, 3 mai
1868 [20]). Poe, avec sa « voix étrange » où triomphe la mort, figureraitcomme un maillon de cette généalogie, où apparaissent aussi
Baudelaire, Villiers, et lui-même, Mallarmé : il faut lire toute la
première strophe du « Tombeau d’Edgar Poe », tenir ensemble
l’éternité et la mort :

Tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le change,

Le Poëte suscite avec un glaive nu

Son siècle épouvanté de n’avoir pas connu

Que la mort triomphait dans cette voix étrange ! (1998, p. 38)

Envisagée dans cette perspective, la traduction en prose ne
serait pas seulement un moyen de calquer l’original fascinant (ce que la
métrique rendrait impossible, au moins pour la syntaxe) mais aussi un
compromis, qui fait de la version française une inspiration de hasard
destinée à en susciter de plus définitives, redonnant incomplètement le
sens du poème à défaut d’en donner le nombre.

 Les rythmes du traduire, la prose et la temporalité

Mais cette explication n’est pas encore tout à fait satisfaisante, car
Mallarmé dit vouloir rendre, avec son calque en prose, « quelques-uns
des effets de sonorité extraordinaire de la musique originelle, et ici et là
peut-être le sentiment même » (1982, p. 118). Et l’on sait que son
renoncement à l’absolu n’est que partiel. Dans Crise de vers, Mallarmé
qualifie certes de « chimère » le livre « anonyme et parfait comme une
existence d’art » (1945, p. 367), mais c’est pour ensuite ajouter ceci :

Chimère, y avoir pensé atteste, au reflet de ses squames, combien le
cycle présent, ou quart dernier de siècle, subit quelque éclair absolu — dont l’échevèlement d’ondée à mes carreaux essuie le
trouble ruisselant, jusqu’à illuminer ceci — que, plus ou moins, tous
les livres, contiennent la fusion de quelques redites comptées : même
il n’en serait qu’un — au monde, sa loi — bible comme la simulent
des nations. La différence, d’un ouvrage à l’autre, offrant autant de
leçons proposées dans un immense concours pour le texte véridique,
entre les âges dits civilisés ou — lettrés
 [21], (ibid.)

L’Œuvre comme conscience de l’univers, en fait, semble s’effectuer
dans la généalogie, dans la pluralité et l’historicité des œuvres. Dès
lors, il y a lieu de considérer également les « inspirations de hasards »,
écrites pour « entretenir la main », comme quelques-unes de ces
« leçons proposées » en vue du « texte véridique ». Dans le cas des
« Poèmes d’Edgar Poe », on pourrait supposer que le choix de la prose
n’est pas seulement une manière de contourner la difficulté de
l’intraduisible métrique, mais une solution créative au problème plus
général du rythme et de la signifíance dans la traduction. Cette solution
participe de la formation d’une poétique nouvelle, de la recherche d’un
nouveau mode de connaissance, auquel le rythme ne sera pas étranger.
À Léo d’Orfer, qui lui demandera en 1884 une définition de la poésie,
Mallarmé répondra que :

La Poésie est l’expression, par le langage humain ramené à son
rythme essentiel, du sens mystérieux des aspects de l’existence : elle
doue ainsi d’authenticité notre séjour et constitue la seule tâche
spirituelle [22]. (1998, p. 782 ; 27 juin)

On n’aura pas de mal à trouver dans les traductions « quelques-uns des
effets de sonorité de cette musique originelle », que Baudelaire
qualifiait de « puissante monotonie » [23], sans doute à cause du privilège
qu’elle accorde à l’architecture symétrique et bien sûr à la récurrence
sous toutes ses formes.


La plupart des strophes d’ « Ulalume » présentent un schéma à
deux rimes, et celles-ci sont souvent composées de mots répétés.
Mallarmé ne peut reproduire cela, mais son texte comporte de
nombreuses récurrences phonétiques. Dans son premier paragraphe, il compose une série de [R] qui, répliquant aux rimes de Poe en

 [24]
(« sober », « sere », « October », « year », « Auber », « Weir »), relie
les divers éléments du paysage et leurs noms (« cieux [...] de cendre et
graves », « feuilles [...] crispées et mornes », « périssables et mornes »,
« obscur lac d’Auber », « humide marais », « brumeuse région de
Weir »), le temps de l’année (« solitaire Octobre ») et l’atmosphère (par
les adjectifs qui qualifient les éléments vus). Dans la seconde strophe
du texte de Poe, des échos en [k] (Titanic, volcanic, Yaanek), en [r] et
en [1] (Soul, roll, pole) mettent en rapport le caractère lugubre et agité
des lieux (« Here once », « through an alley Titanic/Of cypress », « the
scoriae rivers that roll », « the lavas that restlessly roll », « The
sulphurous currents down Yaanek ») avec les états du sujet (« I roamed
with my Soul/— Of cypress » ; « these were days when my heart was
volcanic »). Mallarmé retrouve ces échos, en amplifiant même la série
des [k] (voir tableau 1). Un paradigme de nasales /m/ et /n/ (voir
tableau 2) — qui se diffuse dans tout le texte et est particulièrement
significatif dans les strophes 1, 3 et 9, où des répétitions et
parallélismes marquent la progression « fatale » vers la découverte du
tombeau d’Ulalume — vient unir le sujet à Psyché qui l’accompagne,
au « miraculeux croissant » « diamanté » d’Astarté, à « Diane », au
temps, à la mémoire et à ses trous, à l’atmosphère et aux affects de
tristesse et de solitude et surtout à la « morte Ulalume », qui résume
tout cela. Mallarmé fait donc plus qu’un calque, il trouve un système
qui reconstruit en partie, autrement, l’univers « phono-sémantique » de
Poe. Ce sont d’ailleurs ces éléments de système, plus souvent que les
parentés avec le mot original anglais qu’on a déjà observées, qui
expliquent les occurrences généralement interprétées comme des
contre-sens ou des inexactitudes de Mallarmé. L’étrange choix, par
exemple, de « plus tiède » pour « warmer » (strophe 5) inscrit l’adjectif
dans une série comportant la semi-consonne [j], qui, à défaut de
reproduire la rime « Diane », « dry on » et « Lion », rapproche le nom
de « Diane » de ses « yeux brillants », du « Lion » qu’elle passe et du
« sentier vers les cieux » qu’elle désigne.


Les récurrences sonores ne sont pas le seul aspect du rythme des
poèmes que Mallarmé « transpose ». Il marque très souvent, d’une
façon ou l’autre, ce qui chez Poe était un vers. L’antéposition presque
systématique de l’adjectif contribue à ce marquage, par exemple à la
fin du premier paragraphe d’Ulalume, qui garde l’alternance « Auber »,
« Weir », « Auber », « Weir » devant des ponctuations fortes. Certaines
ellipses, répétitions et parallélismes, qui marquent le début du vers
anglais et se trouvent motivées par lui, donnent une syntaxe
inhabituelle dans la prose française, créant une sorte d’hiatus :

Ici, une fois, à travers une allée titanique de cyprès, j’errais avec mon
âme ; — une allée de cyprès avec Psyché, mon âme. (strophe 2)

Mallarmé suit le plus souvent Poe dans son abondante ponctuation —
tirets, parenthèses, points d’exclamation ; il s’agit de marques
énonciatives et rythmiques, qui créent un phrasé affectif, elliptique, peu
subordonnant. Dans certains passages du texte en vers, s’ajoutent des
enjambements qui superposent des tensions et asymétries rythmiques à
la prosodie litanique habituelle. Il est ici étonnant que Mallarmé ait
renoncé à la possibilité du vers libre, — celui de sa première version
d’« Ulalume » — qui lui aurait permis de maintenir ces tensions sans
renoncer au phrasé [25]. On trouve cependant dans la version en prose
d’autres tensions, qui éloignent son rythme de celui de la version
anglaise
, dans laquelle même les moments de tension sont toujours
encadrés par la métrique et la symétrie, la fameuse « monotonie
obsédante ». Les tensions propres à la version mallarméenne sont
révélatrices du lien entre les rythmes du traduire et la poétique en
formation.


Le sixième paragraphe d’« Ulalume », qui refait l’opposition de
l’anglais entre un commencement non lié, à segments courts, et une
finale liée, à longs groupes, présente par ailleurs des différences
importantes par rapport au texte de Poe [26]. Mallarmé fait disparaître
certains parallélismes et répétitions et en atténue d’autres, pour
renforcer le contraste rythmique entre les deux parties de la strophe. Il
saute un vers complet « In agony sobbed, letting sink her », condense
le précédent et le suivant, ce qui inverse le mouvement synecdochique
du poème de Poe : en anglais, on voit d’abord tomber les ailes et
ensuite les plumes dans la poussière, dans une figuration vers le détail,
la désagrégation, qui suit la progression que marque « agonie » après
« terreur » ; en français, le curieux « laissant s’abattre ses plumes
jusqu’à ce que ses ailes traînassent en la poussière » va vers une
signification moins mimétique du monde naturel, ou, en tout cas, moins logiquement narrative. La nouvelle syntaxe, en rapprochant « jusqu’à
ce que ses ailes traînassent » et « jusqu’à ce qu’elles traînèrent », fait
par ailleurs entendre l’homonymie des ailes d’oiseau et du pronom
féminin elles, ainsi que l’étrange variation dans le temps du verbe, qui
non seulement ne pouvait se trouver dans l’anglais, mais emploie
l’indicatif après « jusqu’à ce que [27] ». L’accompli du passé simple
apporte à la phrase une résolution longtemps attendue, après le long
groupe suspensif « laissant traîner... », l’inaccompli du subjonctif et le
retard instauré par le tiret, qui acquiert ici, davantage que dans le texte
de Poe, une valeur rythmique et temporelle d’interruption provisoire.
Les verbes s’inscrivent de plus dans un réseau prosodique complexe :
d’abord, une série de /s/ que met en valeur l’imparfait du subjonctif
« traînassent » et qui fait écho au nom de « Psyché », et à quelques-uns
des mots qu’elle prononce au début de la strophe (« Tristement »,
« cette étoile », « sa pâleur ») ; ensuite, un ensemble de /t/, de /ε/ de /R/, mis en relief par le passé simple « traînèrent », dont l’accompli et la
rime avec les deux occurrences de « poussières » renforcent la
sémantique d’effondrement progressif se dégageant de la série :
« plumes », « ailes », « traînassent », « poussière », « elles »,
« traînèrent », « tristement », « poussière ». Si bien que dans le texte
français, par les deux séries phonétiques, l’affaissement de Psyché va
autant du tout à la partie (de « Psyché » aux « plumes » et enfin à la
« poussière ») que de la partie au tout : d’abord les plumes, ensuite les
ailes, ensuite « elles » — ce « elles » qui peut aussi bien renvoyer à la
déesse qu’à ses éléments.


Les interactions phono-sémantiques du texte de Mallarmé,
combinées avec le phrasé de la prose, fonctionnent donc ici moins que
celles du poème original comme une progression binaire, symétrique, à
partir de la reprise modifiée du même, elles sont plus diffusées ; cela
pluralise les relations instaurées par les échos, mine la consécution
narrative. On retrouve dans d’autres passages cette tendance à la
diffusion de réseaux phono-sémantiques complexes qui entraînent le
texte vers plus de « suggestion ». On voit aussi d’autres
désymétrisations, plus encore, des dislocations : inversions, incidentes,
appositions. Il y a là une sorte de « mallarmisation », à laquelle contribuent paradoxalement un mélange de transformations, de contresens et de calques.


Dans la première strophe des « Cloches », Mallarmé traduit
« seem to twinkle With a cristalline delight » par « les astres [...]
semblent cligner, avec cristalline délice, de l’œil », en choisissant un
sens archaïque de « twinkle » (to wink, the eyes or eyelids) que l’on
emploie davantage dans des expressions idiomatiques (in a twinkling
of an eye). Le texte de Poe semble plutôt motiver les autres
significations de twinkle (scintiller, clignoter). Dans sa version,
Mallarmé crée une dislocation et une métaphore (les astres clignent de
l’œil). Tout de suite après, il propose « allant, elle, d’accord », dont
« keeping time » n’est que l’une des significations possibles. Il a de
plus ici dédoublé la mélodie et les cloches du texte de Poe (« elle
tinte » — la mélodie, pour « they tinkle », the bells), si bien que ce ne
sont plus les astres ou les cloches qui gardent la mesure mais la
mélodie, et cela entraîne la dislocation ; « allant, elle, d’accord ». Ces
traductions vont dans le sens d’une métaphorisation, elles s’inscrivent
dans des réseaux sonores très denses, elles rapprochent des unités non
dépendantes et éloignent celles qui le sont (le « elle » qui va d’accord
est plus proche de l’œil de l’astre que de son antécédent « mélodie »).
Ce faisant, elles engendrent des tensions temporelles dans la lecture,
favorisent la tendance protensive de la phrase, maintiennent en
suspens, dans l’irrésolution, les rapports logiques des constituants.

 Conclusion

La prose française des « Poèmes d’Edgar Poe » revêt plusieurs
visages : elle n’est ni seulement un calque vénérant l’original, ni
seulement un compromis permettant de conserver en français
l’inspiration de hasards (le sentiment) et « quelques-uns des effets de
sonorités de la musique originale », ni un simple alliage de ces
solutions. Le calque y est, l’inspiration aussi, mais il y a encore autre
chose, Mallarmé refait un rythme, une forme-sens, qui fait système
dans le nouveau texte et transpose maints aspects du système des
poèmes de Poe lui-même.


Et il y a encore des aspects de la traduction qu’on ne peut
inclure dans cette transposition des formes-sens de Poe : les annexions
mallarméennes d’un côté, puis le traitement des répétitions des
« Cloches » et le commentaire qu’en fait Mallarmé de l’autre. Les
« procédés de répétition qui, contenus par le rythme originel, se défont
et s’égrènent dans une version en prose » rappellent le défaut de vers,
de nombre. Si l’intraduisibilité des « Cloches », comme on l’a supposé,
met en évidence un paradoxe central de la poétique de Mallarmé, on
peut faire l’hypothèse que la prose et les mallarmismes témoignent de la tentative d’apporter une « solution poétique [28] » à ce paradoxe, dans la recherche d’une autre forme.


L’« explication orphique de la terre », on l’a vu, doit inclure la
matière et le temps. Elle ne peut être cependant ni une description
directe du monde matériel, ni la narration d’une histoire, celles-ci sont
trop contingentes. Mallarmé affirme vouloir se donner « ce spectacle
de la matière, ayant conscience d’elle-même, et cependant, s’élançant
forcenément dans le Rêve qu’elle sait n’être pas, chantant l’Âme et
toutes les divines impressions pareilles qui se sont amassées en nous
depuis les premiers âges » (1998, p. 696 ; à Cazalis, 28 avril 1866).
Cette conscience est décrite ailleurs comme le mouvement même de la
pensée : « ma Pensée s’est pensée, et est arrivée à une Conception
pure » (1998, p. 713, à Cazalis, mai 1867), un mouvement qui ne peut
être appréhendé que par la sensation :

[V]ous serez terrifié d’apprendre que je suis arrivé à l’Idée de l’Univers
par la seule sensation (et que, par exemple, pour garder une notion
ineffaçable du Néant pur, j’ai dû imposer à mon cerveau la sensation du
vide absolu) (1998, p. 724, à Villiers, 24 septembre 1867).

Pour devenir sensible, le mouvement de la pensée ne doit-il pas se
confondre avec celui du langage même ? Dans une lettre à Schiller,
Humboldt explique que le langage agit de manière temporelle, comme
la musique, « dans laquelle les timbres passés et en attente
interviennent déjà dans le timbre présent » ; le langage, ajoute-t-il,
« nous restitue incessamment le travail de notre esprit, son labeur »,
cela parce que c’est nous qui l’avons laborieusement façonné, « en
l’organisant par touches successives » (Humboldt, 1974, p. 17-18) [29].

Mallarmé use souvent, dans sa poétique, de la métaphore musicale pour
désigner ce quelque chose de « continûment et à chaque instant
passager [30]
 » qui définit pour Humboldt l’essence du langage et de la
pensée, et que la poésie doit faire entendre. Il écrit un jour à Coppée
que le poème doit viser à ce que les mots « se reflètent les uns sur les
autres jusqu’à paraître ne plus avoir leur couleur propre, mais n’être
que les transitions d’une gamme » (Mallarmé 1998, p. 709 ; 5 décembre
1866). Dans La Musique et les Lettres, il distingue le vers « par flèches
jeté moins avec succession que presque simultanément pour l’idée,
[qui] réduit la durée à une division spirituelle propre au sujet » de « la
phrase ou développement temporaire dont la prose joue, le dissimulant
[le vers], selon mille tours » (1945, p. 646). La prose, elle aussi, peut
être « étrangère aux hazards », comme on le lit dans une lettre à
Rodolphe Darzens :

Le mérite de Pages en prose c’est de répondre à cette appellation, et
d’être en prose ; ce qui ne veut pas dire du tout empruntées au
discours ordinaire. Vous avez compris qu’en face de la musique
hiératique du vers, du moment que ne voulait pas pour une fois y
cadrer notre Pensée, celle-ci trouvait purement et en elle-même aussi
une musique propre qui n’est autre que la phrase conduite par le
rythme sentimental intérieur [...] Tout, même de larges évocations
comme de nuées et de cités qui s’entrouvrent, suit le fil d’une
mélodie ininterrompue dans votre esprit et dans le texte, ce qui est le
propre de la poésie, étrangère aux hazards [...]. (1998, p. 795, 11
octobre 1887)

Étrangère aux hasards, paradoxalement, parce qu’elle est mouvement
(« fil d’une mélodie ininterrompue ») à la fois du texte et de l’esprit ;
dans une autre lettre à Darzens, Mallarmé décrit « l’énoncé d’un objet
poétique pris au sentiment ou dans notre mobilier » comme un fait
rythmique et transitoire où aboutira et dont repartira la période »
(Mallarmé, 1995, p. 602). La prose, incluant les diffusions de récurrences sonores comme « transitions d’une gamme », les
distensions d’une syntaxe nouvelle, avec une ponctuation nouvelle —
rythmique, énonciative, personnelle —, où le langage se crée « par
touches successives », apparaît dans l’évolution de la poétique
mallarméenne comme un chemin vers cette forme qui triomphe du
hasard en faisant éprouver le « développement temporaire » de la
pensée. Cette forme sera surtout celle des grands poèmes critiques [31], dont Mallarmé justifiait ainsi la disposition et la ponctuation
singulières :

Raison des intervalles, ou blancs [...]. Les cassures du texte, on se
tranquillisera, observent de concorder, avec sens et n’inscrivent
d’espace nu que jusqu’à leurs points d’illumination : une forme, peut-être,
en sort, actuelle, permettant, à ce qui fut longtemps le poëme en
prose et notre recherche, d’aboutir, en tant, si l’on joint mieux les mots,
que poëme critique.[...] [S]ans doute y a-t-il moyen, là, pour un poëte
qui par habitude ne pratique pas le vers libre, de montrer, en l’aspect de
morceaux compréhensifs et brefs, par la suite, avec expérience, tels
rythmes immédiats de pensée ordonnant une prosodie [32]. (1945, p. 1576)

Il est temps de revenir à Poe. Les répétitions des « Cloches »
perdent dans la prose la valeur performative qu’elles avaient dans la
métrique originale. Mais cette harmonie imitative, qui vainc le hasard
en retournant à la chose, peut-elle vraiment provoquer « la surprise de
n’avoir jamais ouï tel fragment ordinaire d’élocution » ? (1945, p. 368)
Il semble plutôt y avoir une incompatibilité entre ce type d’imitation
directe et le « jamais ouï ». De même, dans une moindre mesure, les
parallélismes très stricts, les échos en miroir de la « prosodie
monotone » de Poe seraient trop marqués du « démon de l’analogie »
pour susciter l’entente du passage, du transitoire, du mouvement des
« rythmes de la pensée » que cherchait Mallarmé. Celui-ci conclut
d’ailleurs son ultime hommage à Poe en mettant l’accent sur la vie, les
blancs et le silence, autant que sur le calcul et le vers :

Éviter quelque réalité d’échafaudage demeuré autour de cette
architecture spontanée et magique, n’y implique pas le manque de
puissants calculs et subtils, mais on les ignore ; eux-mêmes se font,
mystérieux exprès. Le chant jaillit de source innée : antérieure à un
concept, si purement que refléter, au dehors, mille rythmes d’images.
Quel génie pour être un poëte ! quelle foudre d’instinct renfermer,
simplement la vie, vierge, en sa synthèse vierge et loin illuminant tout.
L’armature intellectuelle du poëme se dissimule et tient — a lieu — dans l’espace qui isole les strophes et parmi le blanc du papier :
significatif silence qu’il n’est pas moins beau de composer, que les vers
(1945, p, 872).

 Tableaux

TABLEAU 1 : SÉRIES DES [K] ET DES [R] ET [l] DANS LA VERSION DE
MALLARMÉ (2e STROPHE)


[k] titanique, coeur, volcanique, comme, scoriaque, qui roulent, comme,
qui roulent, courants, Yanek, climats extrêmes, qui gémissent, tandis
qu’elles roulent, Yanek.


[R] et [l] travers, allée, cyprès, j’errais, allée, cyprès, jours, coeur,
volcanique, rivières, scoriaques, roulent, laves roulent, instablement,
leurs sulfureux courants, l’Yanek, les climats extrêmes du pôle, elles
[roulent, pôle boréal.



TABLEAU 2 : SÉRIE DES [m] ET DES [n] DANS LES DEUX VERSIONS



— DANS LE TEXTE FRANÇAIS


1- mornes, mornes, nuit, ma plus immémoriale année, brumeuse moyenne, humide marais, /mémoire, temps, sujet/


2- mon âme, mon âme, mon coeur, comme, comme, instablement, climats extrêmes, gémissent, mon Yanek /sujet, Psyché, atmosphère et affects/


3- notre (entretien), mais nos (pensées), mornes, nos souvenirs, mornes, nous ne savions pas, mois, nous ne remarquions, nuit de l’année, nuit, nuits de l’année, nous n’observions, une fois, nous ayons, nous ne nous rappelions, l’humide marais, ni. /sujet, Psyché, mémoire, temps, lieux/


4- maintenant, comme, nuit, matin, notre sentier, nébuleux, miraculeux croissant (d’Astarté), diamanté, corne. /Astarté, temps/


5- Diane, larmes, ne meurt jamais, nous (désigner), léthéenne, venue, sur nous, venue, amour, lumineux /Diane, temps, affects/


6- Tristement, étrangement, me, ne nous, plumes, traînassent, traînèrent, tristement /affects, Psyché, sujet/


7- continuons, lumière, baignons-nous, cristalline lumière, sibylline, rayonne, nuit, nuit, nous, nous, nous, une, ne, nous, nuit.


8- assombrissement, assombrissement, allâmes, fumes, Ulalume, Ulalume, morte Ulalume /affects, Ulalume/


9- mon cœur, comme, mornes, comme, mornes, m’écriai, sûrement, même nuit, année dernière, nuit entre toutes les nuits de Tannée, démon, connais, maintenant, brumeuse moyenne, connais, maintenant, humide marais, /sujet, temps, atmosphère, lieux/


[n] et [n] anglais :


1- in the lonesome, my most immemorial, dim, misty mid, down by, woodland


2- my Soul, my Soul, when, volcanic, down Yaanek, ultimate climes, groan, down, Mount Yaanek, realms


3- hat been, (Our) memories, (we) knew not, month, marked not, night, night of all nights in, noted not, dim, once, journeyed down here, remembered not, tarn, haunted woodland


4- now, night, senescent, mom, hinted, mom, end, liquescent, nebulous, bom, crescent, horn, bediamond, crescent, distinct, horn.


5- warmer, Dian, has seen, not dry on, worm, never (dies), has come, Lion, point, Lethean, come up, in despite of, Lion, shine on, come up, Lion, luminous.


6- mistrust, mistrust, hasten, not, we must, until, agony, her Plumes


7-nothing, dreaming, tremulous, crystalline, splendor, beaming, tonight, night, may, gleaming, may, gleaming, cannot, since, Heaven, night


8- tempted, gloom, conquered, gloom, end, tomb, written, legended, tomb, Ulalume, Ulalume, Ulalume


9- then, my heart, ashen, night, journeyed, journeyed, down here, down here, night of all nights in, demon, tempted me, I know, now, dim, misty mid region, I know, now, tarn, haunted, woodland.

 Références

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— (1974). Introduction à l’œuvre sur le Kavi, et autres essais.Traduction et introduction de Pierre Caussat. Paris, Seuil, « L’ordre philosophique ».



— (1981). Über die Verschiedenheit des menschlichen Sprachbaues und ihren Einfluß auf die geistige Entwicklung des Menschengeschlechts [1830-1835]. Werke in fünf Bänden. Herausgegeben von Andreas Flitner und Klaus Giel. Stuttgart, J.G. Cotta’sche Buchandlung, Bd. Ill, p. 368-756.


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— (1992). Poésies. Préface d’Yves Bonnefoy, éd. Bertrand Marchai. Paris, Gallimard, « Poésie ».



— (1995) Correspondance complète : 1862-1871 ; suivi de Lettres sur la poésie : 1872-1898 ; avec des lettres inédites. Préface d’Yves Bonnefoy ; édition établie et annotée par Bertrand Marchai. Paris, Gallimard, « Folio ».



— (1998). Œuvres complètes. Tome 1. Édition présentée, établie et annotée par Bertrand Marchai. Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade ».


MAVRIKAKIS, Catherine (1989). « La traduction de la langue pure : fondation de la littérature ». TTR, vol. 2, n° 1, p. 59-74.


MESCHONNIC, Henri (1973). Pour la poétique II. Épistémologie de l’écriture. Poétique de la traduction. Paris, Gallimard, « Le Chemin ».



— (1978). Pour la poétique V. Poésie sans réponse. Paris, Gallimard, « Le Chemin ».



— (1985). « Mallarmé au-delà du silence ». Préface à Stéphane Mallarmé. Écrits sur le livre (choix de textes). Paris, Éditions de l’éclat, « Philosophie imaginaire », p. 11-62.


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POE, Edgar Allan (1965). The Poems of Edgar Allan Poe. Edited with an introduction, variant readings, and textual notes by Floyd Stovall. Charlottesville, University Press of Virginia.



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— (1984). Essays and Reviews. New York, Literary Classics of the U.S., « The Library of America ».



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RABATÉ, Jean-Michel (1987). « Mallarmé : le français et le défaut des langues ». Exercices de la patience, 8 Paris, Obsidiane, p. 75-92.


SCHÉRER, Jacques (1957). Le « Livre » de Mallarmé. Premières recherches sur des documents inédits. Paris, Gallimard.



— (1977). Grammaire de Mallarmé. Nizet.

 Annexes

« Ulalume »

Versions de Poe et Mallarmé (extraits)


STROPHE 1


The skies they were ashen and sober ;
       The leaves they were crisped and sere —
       The leaves they were withering and sere ;
It was night in the lonesome October
       Of my most immemorial year ;
It was hard by the dim lake of Auber,
       In the misty mid region of Weir —
It was down by the dank tarn of Auber,
       In the ghoul-haunted woodland of Weir.


Les cieux, ils étaient de cendre et graves ; les feuilles, elles étaient crispées et mornes — les feuilles, elles étaient périssables et mornes. C’était nuit en le solitaire Octobre de ma plus immémoriale année. C’était fort près de l’obscur lac d’Auber, dans la brumeuse moyenne région de Weir, — c’était là, près de l’humide marais d’Auber, dans le bois hanté par les goules de Weir.


STROPHE 2


Here once, through an alley Titanic,

       Of cypress, I roamed with my Soul —

       Of cypress, with Psyche, my Soul.

These were days when my heart was volcanic

       As the scoriac rivers that roll —
       
As the lavas that restlessly roll

Their sulphurous currents down Yaanek
 
       In the ultimate climes of the pole
—
That groan as they roll down Mount Yaanek

       In the realms of the boreal pole.


Ici, une fois, à travers une allée titanique de cyprès, j’errais avec mon âme ; — une allée de cyprès avec Psyché, mon âme. C’était aux jours où mon cœur était volcanique comme les rivières scoriaques qui roulent — comme les laves qui roulent instablement leurs sulfureux courants en bas de l’Yanek, dans les climats extrêmes du pôle, — qui gémissent tandis qu’elles roulent en bas du mont Yanek dans les régions du pôle boréal.



STROPHE 3


Our talk had been serious and sober,

       But our thoughts they were palsied and sere —
       
Our memories were treacherous and sere,
—
For we knew not the month was October,

       And we marked not the night of the year
 
       (Ah, night of all nights in the year!)
—
We noted not the dim lake of Auber

       (Though once we had journeyed down here)
—
Remembered not the dank tarn of Auber,
       
Nor the ghoul-haunted woodland of Weir.


Notre entretien avait été sérieux et grave ; mais, nos pensées, elles étaient paralysées et mornes, nos souvenirs étaient traîtres et mornes — car nous ne savions pas que le mois était Octobre et nous ne remarquions pas la nuit de l’année (Ah ! nuit de toutes les nuits de l’année !) ; nous n’observions pas l’obscur lac d’Auber, — bien qu’une fois nous ayons voyagé par là, — nous ne nous rappelions pas l’humide marais d’Auber, ni le pays de bois hanté par les goules de Weir.


STROPHE 5


And I said — “ She is warmer than Dian :
       She rolls through an ether of sighs —
       She revels in a region of sighs :
She has seen that the tears are not dry on
       These cheeks, where the worm never dies
Ad has come past the stars of the Lion
       To point us the path to the skies —
       To the Lethean peace of the skies —
Come up, in despite of the Lion,
       To shine on us with her bright eyes —
Come up through the lair of the Lion,
       With love in her luminous eyes. ”


Et je dis : “ Elle est plus tiède que Diane ; elle roule à travers un éther de soupirs : elle jubile dans une région de soupirs — elle a vu que les larmes ne sont pas sèches sur ces joues où le ver ne meurt jamais, et elle est venue passé les étoiles du Lion, pour nous désigner le sentier vers les cieux — vers la léthéenne paix des cieux ; — jusque là venue en dépit du Lion, pour resplendir sur nous de ses yeux brillants, — jusque là venue à travers l’antre du Lion, avec l’amour dans ses yeux lumineux.


STROPHE 6


But Psyche, uplifting her finger,
       Said — “Sadly I mistrust —
       Her pallor I strangely mistrust : —
Oh, hasten ! oh, let us not linger !
Oh, fly ! let us fly ! — for we must.”
In terror she spoke, letting sink her
       Wings until they trailed in the dust —
In agony sobbed, letting sink her
       Plumes till they trailed in the dust —
Till they sorrowfully trailed in the dust.


Mais Psyché, élevant son doigt, dit : « Tristement, de cette étoile je me défie, — de sa pâleur, étrangement je me défie. Oh ! hâte-toi ! oh ! ne nous attardons pas ! oh ! fuis — et fuyons, il le faut. » Elle parla dans la terreur, laissant s’abattre ses plumes jusqu’à ce que ses ailes traînassent en la poussière — jusqu’à ce qu’elles traînèrent tristement dans la poussière.


STROPHE 9


Then my heart it grew ashen and sober
       
As the leaves that were crisped and sere —

       As the leaves that were withering and sere;

And I cried: "It was surely October

       On this very night of last year

       That I journeyed -I journeyed down here! —

       That I brought a dread burden down here —
       
On this night of all nights in the year,

Ah, what demon hath tempted me here?

       Well I know, now, this dim lake of Auber —
       
This misty mid region of Weir
—
 Well I know, now, this dank tarn of Auber,

This ghoul-haunted woodland of Weir."


Alors mon cœur devint de cendre et grave, comme les feuilles qui étaient crispées et mornes, — comme les feuilles qui étaient périssables et mornes, et je m’écriai : « Ce fut sûrement en Octobre, dans cette même nuit de l’année dernière, que je voyageai — je voyageai par ici, — que j’apportai un fardeau redoutable jusqu’ici : — dans cette nuit entre toutes les nuits de l’année, ah ! quel démon m’a tenté vers ces lieux ? Je connais bien, maintenant, cet obscur lac d’Auber, — cette brumeuse moyenne région de Weir : je connais bien, maintenant, cet obscur lac d’Auber, — cette brumeuse moyenne région de Weir : je connais bien, maintenant, cet humide marais d’Auber, et ces pays de bois hantés par les goules de Weir ! »



« Ulalume »

Fragment de la strophe 5

Version en vers libres de Mallarmé


Astarté est plus chaude que Diane

Elle roule à travers un éther de soupirs

Elle se joue dans un monde de soupirs

Et elle est venue par les étoiles du Lion

Nous montrer les sentiers qui mènent au ciel.

À la paix léthéenne des cieux :

Elle a bravé le Lion, et elle est venue

Répandre sur nous la splendeur de ses yeux :

Elle est venue à travers l’antre du Lion

Avec l’amour dans ses yeux lumineux.


(Reproduit dans la lettre à Cazalis du 23 ou 24 juillet 1863, 1998 : 649)



« The Bells » / « Les cloches »

Versions de Mallarmé et de Poe


I

Hear the sledges with the bells —

Silver bells !

What a world of merriment their melody foretells !

How they tinkle, tinkle, tinkle,

In the icy air of night !

While the stars oversprinkle

All the heavens, semm to twinkle

With a crystalline delight ;

Keeping time, time, time,

In a sort of Runic rhyme,

To the tintinnabulation that so musically wells

From the bells, bells, bells

Bells, bells, bells —

From the jingling and the tinkling of the bells.


Entendez les traîneaux à cloches — cloches d’argent ! Quel monde d’amusement annonce leur mélodie ! Comme elle tinte, tinte, tinte, dans le glacial air de nuit ! tandis que les astres qui étincellent sur tout le ciel semblent cligner, avec cristalline délice, de l’œil : allant, elle, d’accord (d’accord, d’accord) en une sorte de rythme runique, avec la « tintinnabulation » qui surgit si musicalement des cloches (des cloches, cloches, cloches, cloches, cloches, cloches) du cliquetis et du tintement des cloches.

Notes

[1Quand les extraits cités proviennent de la correspondance de Mallarmé, j’indique à la suite de la référence habituelle le nom du destinataire et la date de la lettre (sauf si mon texte les mentionnait déjà). Quand la date n’est pas certaine, je note seulement le mois. La revue n’autorisant pas l’utilisation des notes bibliographiques, il m’a paru nécessaire d’ajouter ces précisions dans le cas des lettres, dont les noms des destinataires et la date de composition sont
importants. Cela permettra en outre à ceux qui disposent d’autres éditions de la
correspondance de retrouver le contexte de la citation.

[2Baudelaire, « Notes nouvelles sur Edgar Poe », cité par Mallarmé dans les
« Scolies » qui accompagnent ses traductions. Voir Mallarmé, 1982, p. 117.

[3On reproduit en annexe les strophes d’« Ulalume » qui seront analysées plus
en détail (1, 2, 3, 5, 6 et 9), dans les versions de Poe et de Mallarmé.
L’ancienne version (fragmentaire) de la strophe 5 se trouve également
reproduite.

[4Ceci est surtout vrai évidemment de la poésie des siècles passés ; c’était
encore vrai à l’époque de Mallarmé où la poésie demeurait surtout métrique.

[5Francis Viélé-Griffin signalait déjà plusieurs de ces contresens sur
l’exemplaire de l’édition Deman que Mallarmé lui avait dédicacé. Viélé-Griffin
avait en effet assez abondamment annoté son exemplaire, relevant, outre des
coquilles, plusieurs « inexactitudes ». La liste de ces annotations est reproduite
dans Mallarmé, 1945, p. 1529-1535 et dans Poe, 1982, p. 147-154. Emilie
Noulet (1940) relevait également des inexactitudes dans plusieurs poèmes.
Pierre Gobin (1989) ne se contente pas d’ajouter des exemples à la liste, il
montre plutôt la valeur « heuristique » ou « poétique » du contresens.

[6Noulet propose notamment qu’une « connaissance suffisante, mais encore
incomplète de l’anglais » (1940, p. 172, cité dans Gobin, 1989, p. 148) soit à la
source de ces inexactitudes. Gobin émet des réserves sur « "la connaissance
incomplète" d’un professeur déjà chevronné, ayant publié des ouvrages
didactiques sur la langue en question, et travaillé plus de dix ans sur l’œuvre à
traduire » (1989, p. 148, note 15).

[7C’est du moins ce que l’on trouve dans le Robert historique de la langue française, qui n’est sans doute pas tombé sur « La vallée de l’inquiétude ».

[8Les dictionnaires anglais, français et bilingues que j’ai consultés ne donnaient ni « scoriae » ni « scoriaque ».

[9C’est Mallarmé qui souligne les mots passé et précurseur.

[10La première strophe de ce poème est reproduite en annexe.

[11Au sens que donne Henri Meschonnic (passim) à ce mot : valeurs
engendrées par un texte spécifique.

[12Je dois apporter une nuance à cette observation. Peut-être que Mallarmé a travaillé sur une version qui comportait cette répétition à la quatrième strophe. Pour retracer la version des poèmes qu’aurait utilisée Mallarmé, je me suis fiée aux indications que donnent les éditeurs du Poe de la collection « Bouquins » (Poe, 1989). L’édition anglaise dont je me suis servie comportait plusieurs versions, aucune ne présentait cette répétition.

[13Mallarmé écrit par exemple dans Crise de vers, que « d’intentions pas moindres, a jailli la métrique aux temps incubatoires » (1945, p. 364) et parle, dans ses réponses à l’enquête de Jules Huret, de « l’alexandrin, que personne n’a inventé et qui a jailli tout seul de l’instrument de la langue » (ibid, p. 868).

[14La représentation de la langue anglaise qui se dégage des écrits de Mallarmé en est un bon exemple. Cette langue presque originaire, qui « se replonge dans le passé, même très ancien et mêlé aux débuts sacrés du langage » (1945, p. 1053), est aussi en même temps « un idiome composite » (p. 1046), « émaillé, bariolé, multiple comme la vie » (p. 1047), une « fatale et
merveilleuse alliance du génie barbare [...] avec le legs antique » (p. 1046).

[15C’est Mallarmé qui souligne.

[16Bertrand Marchai, note 1 de la page 724 dans Mallarmé, 1998. La note
apparaît à la page 1419. Il s’agit d’une lettre de Villiers de l’Isle-Adam datée
du 20 septembre 1867.

[17Voir le préambule que propose Baudelaire à « La genèse d’un poème », sa traduction de « Philosophy of Composition », de Poe. Ce texte est reproduit dans Poe, 1982, p. 159-161, la citation est à la p. 160.

[18On n’a qu’à lire « Sur Poe », hommage sans doute tardif, qui apparaît dans les « Réponses à des enquêtes » pour se convaincre que Poe demeure un modèle, cf. Mallarmé, 1945, p. 872.

[19Mallarmé cite ici Poe.

[20Je souligne.

[21Les italiques sont de moi.

[22Les guillemets sont ici de Mallarmé.

[23Toujours dans ce texte qui précède « La genèse d’un poème », voir Poe 1982, p. 160.

[24Le [R] français n’est évidemment pas du tout le même son que le [r] anglais (la remarque vaut aussi pour l’exemple suivant). Je veux simplement montrer ici que Mallarmé reconstruit des réseaux qui se trouvaient, autrement, chez Poe.

[25En effet, quand on voit que la prose semble pouvoir si souvent se découper
en vers libres, on se demande bien pourquoi Mallarmé — qui, on l’a supposé,
avait plusieurs raisons de rejeter la solution métrique — n’a poursuivi dans
cette voie des lignes non mesurées, que son légateur Charles Baudelaire avait
lui-même choisie pour « À Maria Clemm », « Le ver conquérant » et « Le
palais hanté ». Il faut ici faire un double rappel historique. Le vers libre, avant
« Marine » et « Mémoire » de Rimbaud, écrits autour de 1872 ou de 1873,
n’existe que dans la traduction, ne devient une forme poétique originale que
vers 1886, avec l’arrivée de revues telles que La Vogue, où sont d’ailleurs
publiés pour la première fois les essais de Rimbaud. Mais même quand le vers
libre acquit sa légitimité, Mallarmé se refusa à l’employer, lui préférant
l’alexandrin libéré et le poème en prose avant de créer une forme nouvelle,
celle du « Coup de dés ».

[26Voir la strophe 6 à l’annexe.

[27Les ailes et les plumes sont un motif bien mallarméen. L’usage du passé simple là où l’on attendrait le subjonctif se rencontre aussi dans d’autres textes du poète. On trouvera les deux phénomènes dans « Le démon de l’analogie », par exemple : « Je fis des pas dans la rue et reconnus en le son nul la corde
tendue de l’instrument de musique, qui était oublié et que le glorieux Souvenir
certainement venait de visiter de son aile ou d’une palme et, le doigt sur
l’artifice du mystère, je souris et implorai de vœux intellectuels une
spéculation différente. La phrase revint, virtuelle, dégagée d’une chute
antérieure de plume ou de rameau, dorénavant à travers la voix entendue,
jusqu’à ce qu’enfin elle s’articula seule, vivant de sa personnalité. » (p. 272-
273).

[28Je reprends ici la formule que Paul Ricœur (1983-1984-1985, passim) emploie dans Temps et récit pour qualifier le traitement narratif des apories de la réflexion sur le temps.

[29Je reprends ici la traduction de Caussat. Voici le même passage dans
l’original, et plus longuement cité : « Die Sprache wirkt daher nicht bloß wie
ein Gemälde durch ein Zusammennehmen der nebeneinanderstehenden
Partien, sondern zugleich und sogar hauptsächlich wie eine Musik, in welcher
die vergangenen und noch folgenden Töne nur dadurch in dem gegenwärtigen
mitwirken, daß sie ihn verstärken und brauchen. Eben das nun ist auch der
Fall mit unsrer geistigen Tätigkeit. Das Vergangne ist vergangen, das jetzt
Tätige ist nur die durch alle bisherige Übung gestärkte und zu dieser Tätigkeit
in diesem Augenblick bestimmte Kraft. Da wir aber die Sprache selbst, und nur
nach und nach und nur für und durch unser Denken, mühsam gebildet haben
(ein Fall, in dem sich jeder befindet, dem Wörter mehr als leere Schälle sind,
da jedes echte Verstehen ein neues Prägen von Ausdrücken ist), so bringt uns
die Sprache unaufhörlich die Arbeit unseres Geistes, und zwar in lauter bis auf
einen gewissen Punkt gelungenen, aber immer nur halb vollendeten Versuchen
zurück, die also auch immerfort zum weiteren Fortarbeiten zugleich Stimmung
und Leitung gewähren. » (Humboldt, 1962, p. 207).

[30Cette expression (dont je modifie ici un peu la traduction) vient d’un extrait célèbre de l’Introduction à l’œuvre sur le kavi – Über die Verschiedenheit des
menschlichen Sprachbaues und ihren Einfluß auf die geistige Entwicklung des
Menschengeschlechts
, où Humboldt assimile la définition de la langue à celle
du « parler chaque fois », à la totalité de l’activité de parole et au travail sans
cesse réitéré de l’esprit : « Die Sprache, in ihrem wirklichen Wesen aufgefasst,
ist etwas beständig und in jedem Augenblicke Vorübergehendes. Selbst ihre
Erhaltung durch die Schrift ist immer nur eine unvollständige, mumienartige
Aufbewahrung, die es durch wieder bedarf dass man dabei den lebendigen
Vortrag zu versinnlichen sucht. Sie selbst ist kein Werk (Ergon), sondern eine
Tätigkeit (Energeia). Ihre wahre Definition kann daher nur eine genetische
seyn. Sie ist nehmlich die sich ewig wiederholende Arbeit des Geistes, den
articulirten Laut zum Austruck des Gedanken fähig zu machen. Unmittelbar
und streng genommen, ist dies die Definition des jedesmaligen Sprechens ; aber
im wahren und wesentlichen Sinne kann man auch nur gleichsam die Totalität
dieses Sprechens als die Sprache ansehen. » (Humboldt 1981, p. 418)

[31Ceux de Divagations.

[32L’extrait cité ici appartient au texte de présentation d’une « Bibliographie »
de Mallarmé, qui elle-même figurait dans l’édition originale de Divagations.
Dans la première « Pléiade » de Mallarmé, cette présentation n’apparaît pas
comme une œuvre, elle est citée par segments dans diverses notes.

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