Hartmut ROSA, Accélération. Une critique sociale du temps

Pascal Michon
Article publié le 9 février 2011
Pour citer cet article : Pascal Michon , « Hartmut ROSA, Accélération. Une critique sociale du temps  », Rhuthmos, 9 février 2011 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article272

H. Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, (1re éd. 2005), trad. Didier Renault, Paris, La découverte, 2010. Voir également sur le même sujet.



Le premier intérêt de ce livre est de s’appuyer sur une assise empirique très large et de fournir un classement assez convaincant d’une foule de phénomènes qui ont été étudiés par la sociologie et la géographie du temps. Il décrit ainsi et distingue clairement l’accélération technique, l’accélération des changements des structures sociales et l’accélération du rythme de vie – terme par lequel Hartmut Rosa désigne le tempo de la vie. Il y a là une typologie qui constituera certainement à l’avenir une base solide pour les discussions concernant ces questions.


Hartmut Rosa montre ensuite que ces trois formes d’accélération s’entraînent les unes et les autres dans une spirale autoalimentée : l’accélération du rythme de vie exige l’accélération technique, qui entraîne à son tour l’accélération des changements de structure, qui implique elle-même une accélération supérieure des rythmes de vie.


Après avoir distingué les différents phénomènes d’accélération et montré leurs interactions, Hartmut Rosa met alors en évidence trois « moteurs », culturel, économique et social, qui alimentent cette spirale de l’extérieur : l’accélération du rythme de vie est entraînée par les promesses d’émancipation de réalisation de soi de la modernité ; l’accélération technique est soumise aux exigences du capitalisme et à la diffusion de l’économie monétaire et financière ; l’accélération du changement social, enfin, s’alimente dans l’accentuation de la différenciation fonctionnelle. Vient alors un chapitre assez intéressant consacré à l’État et à l’armée comme facteurs institutionnels de l’accélération moderne et à leur dépassement dans la modernité avancée.


À la suite de ces deux premières parties phénoménologiques et explicatives, Hartmut Rosa aborde les conséquences éthiques et politiques des phénomènes qu’il vient de décrire. Elles sont dans l’un et l’autre cas du même ordre : les individus singuliers et collectifs seraient dotés d’une « identité situative » (situative Identität) – terme que l’on pourrait certainement traduire, en évitant un néologisme moins clair qu’il n’y paraît, par « identité opportuniste ». Ils ne se détermineraient plus par rapport à des projets dont la probabilité qu’ils se réalisent serait suffisamment assurée par une évolution lente des conditions structurelles de la vie singulière ou collective, mais, vu la vitesse désormais intra-générationnelle des transformations sociales, par un recentrage sur le présent et le court terme, destiné à maintenir ouvert le plus d’options possibles en jouant sur plusieurs terrains simultanément. Nous serions donc entrés dans une nouvelle ère dominée par une éthique et une politique profondément opportunistes.


Comme Giddens, qui comparait, il y a déjà une vingtaine d’années dans Consequences of Modernity, la modernité à « un camion fou » (a juggernaut), ou Bauman qui la voyait pour sa part comme « un avion sans pilote », Hartmut Rosa termine son livre sur un constat très sombre. Du fait même de la diminution drastique des capacités de projection des individus singuliers et collectifs vers l’avenir et de leur opportunisme forcé, la modernité avancée se caractériserait désormais par la conjugaison d’une accélération permanente des changements techniques, sociaux et individuels, et d’une pétrification des systèmes, qui se seraient autonomisés et échapperaient à tout contrôle. Tout irait toujours plus vite superficiellement, alors que les structures du monde seraient de plus en plus figées et difficiles à transformer. Hartmut Rosa est d’accord sur ce point avec Fukuyama : nous serions déjà dans une « post-histoire ».


Inutile de dire combien nous sommes loin ici des positions défendues par RHUTHMOS. Sans avoir la prétention d’épuiser les questions soulevées par Hartmut Rosa, ni du reste les analyses de détail tout à fait acceptables qu’il développe dans son livre, on peut citer au moins cinq points qui nous semblent particulièrement discutables.

 1. Les impasses de la pensée systémique

Hartmut Rosa tente de rassembler en une même construction intellectuelle toutes les données empiriques mais aussi théoriques disponibles. L’entreprise, qui n’est pas blâmable en soi, est pourtant bien difficile et il ne semble pas que le pari ait été tenu jusqu’au bout. On se demande même, à lire la description par Hartmut Rosa des multiples processus désynchronisés qui constituent aujourd’hui l’histoire du monde, si ce type de totalisation n’appartiendrait pas à une époque désormais révolue.


Selon lui, l’accélération constituerait le moteur originel de toutes les transformations propres au monde moderne. La marchandisation décrite par Marx, la rationalisation analysée par Weber, la différenciation fonctionnelle mise en évidence par Durkheim, et l’individualisation soulignée par Simmel ne seraient que des conséquences, saisies unilatéralement, d’un même phénomène d’accélération. Tous les courants de la sociologie trouveraient ainsi un débouché dans une théorie unificatrice qui permettrait de rassembler des morceaux restés épars jusque-là.


Cette unification rencontre toutefois au moins deux limites. Primo, on ne peut que s’étonner de l’absence, dans ce panthéon des sociologues invoqués par Hartmut Rosa, de Tarde, qui a pourtant fait beaucoup pour notre compréhension du rôle des médias dans les changements de rythmes et de vitesses des sociétés européennes à partir de la fin du XIXe siècle. De même, il est surprenant de ne rien lire concernant Hubert, Mauss et Gurvitch, qui, pendant toute la première moitié du XXe siècle ont creusé les notions de rythme et de tempo des interactions sociales [1].


Secundo, on le voit, Hartmut Rosa place son travail dans la lignée des grandes entreprises systémiques qui ont jalonné la deuxième moitié du XXe siècle, en particulier celles de Talcott Parsons et de Habermas. Mais la grosse machine qu’il construit a l’attrait et les faiblesses de tous les outils de ce type. D’un côté, on admire le tour de force, on se dit qu’il affronte des questions cruciales pour les sciences sociales (en particulier leurs multiples dualismes) et qu’il apporte un peu de clarté dans la confusion du réel, mais de l’autre, on n’est pas sans soupçonner que cette machine écrase au même moment bien des distinctions et que son unité est finalement un peu factice. Non seulement, Hartmut Rosa confond – pour prendre seulement deux exemples importants pour sa démonstration – la modernité et le monde moderne, le sujet et l’individu, mais l’on s’étonne également de voir rassemblés des auteurs que tout oppose : les essayistes comme Virilio et les sociologies empiriques du temps, les penseurs postmodernes et les habermassiens – mélange qui culmine à la fin du livre avec l’association baroque, sinon monstrueuse, de Sloterdijk et de Honneth.


Enfin, quels que soient ses mérites du point de vue de l’information empirique tout à fait remarquable sur laquelle elle s’appuie, on ne peut échapper à l’impression que cette grosse machine est victime d’une contradiction performative : dans la mesure où elle prétend démontrer que nous serions déjà entrés dans une ère où la vitesse des transformations techniques, sociales et individuelles serait telle que nous ne pourrions plus les suivre, elle ne peut qu’annoncer dans le même temps sa propre prochaine obsolescence. La tentative de Rosa exprime une volonté de refroidir théoriquement un réel dont on nous dit au même moment qu’il a déjà pris feu et qu’il ne pourra plus être éteint. Soit elle réussit et le réel n’est pas aussi brûlant qu’annoncé, soit le réel est bien aussi fluide que décrit, mais alors la théorie doit se trouver rapidement en défaut par rapport au tempo de cette gigantesque mutation.


Hartmut Rosa répondrait certainement que la validité de sa théorie est assurée par le fait que, derrière ce changement permanent, nous assistons à une immobilisation des systèmes qui désormais tournent à vide dans une éternelle répétition du même. Mais si la théorie exige, pour sa propre survie scientifique, que le réel ne se transforme plus en son fond, peut-on encore l’appeler une théorie critique ? Nous sommes là devant une impasse logique et philosophique qui remet en question le projet même développé par Hartmut Rosa.

 2. La rémanence du dualisme

L’étude des structures temporelles – et de ce mélange d’accélération et de pétrification qui les caractériserait désormais – permettrait, selon Hartmut Rosa, de dépasser enfin les grands dualismes épistémologiques, méthodologiques et théoriques, qui ont grevé les sciences sociales depuis leur naissance au XIXe siècle, en conjoignant herméneutique et objectivisme, individualisme méthodologique et holisme, interactionnisme et systémisme. Pourtant, ce qui semble disparaître d’un côté réapparaît immédiatement de l’autre.


Chassé de la sociologie, le dualisme ressurgit dans la conception historique qui la soutient tout du long. Comme de nombreux sociologues mais aussi de philosophes, Hartmut Rosa reprend à son compte le paradigme dualiste de l’histoire de l’individuation occidentale (et mondiale), la confusion de l’histoire du sujet avec celle de l’individualisme, l’ignorance des travaux historiques qui montrent le buissonnement des formes d’individuation et de subjectivation, aussi loin qu’on l’on puisse remonter dans le passé [2].


Selon lui, l’histoire mondiale pourrait se diviser en deux périodes : la période des « sociétés traditionnelles » et la période des sociétés « modernes ». Celle-ci se subdiviserait elle-même en « modernité classique » et « modernité avancée ». Mais une telle division binaire est un stéréotype tout à fait discutable des études sociologiques et philosophiques. Elle repose sur deux idées dont de très nombreux travaux historiques et anthropologiques ont montré la fausseté : celle selon laquelle les sociétés traditionnelles produiraient toutes le même type d’individuation holiste, et celle selon laquelle les sociétés modernes se caractériseraient, elles aussi, par la domination d’un seul type d’individuation désigné comme individualiste. En divisant l’histoire mondiale en deux, on écrase la réelle diversité de ces formes et l’on réduit leur foisonnement complexe à la question simpliste du basculement d’un type sans histoire dans un autre type sans histoire. Et au passage, on indique ainsi aux pays en voie de développement, sur un mode occidentalo-centriste, la direction qu’ils ne sauraient manquer de suivre…


Dans la mesure où il prend pour argent comptant la fable dualiste de l’histoire de l’individuation occidentale qui s’est imposée au cours du XIXe siècle et qui continue encore aujourd’hui, malgré toutes les critiques qui ont été portées contre elle, à polluer la réflexion sur ces questions, Hartmut Rosa ne peut voir dans les transformations récentes qu’un basculement d’une structure dans une autre. C’est pourquoi, même s’il y introduit un souci dialectique et en critique les conclusions, il reprend à son compte l’essentiel de la vision postmoderne. L’histoire qui nous est présentée est conçue sur le mode réducteur et décliniste typique du paradigme dualiste. La diversité des formes d’individuation actuelles, leur productivité, l’émergence permanente de nouvelles expériences, sont ainsi totalement niées, et elles le sont d’autant plus qu’on n’a pas pu les reconnaître dans le passé.


Comme beaucoup Hartmut Rosa confond la modernité avec le monde moderne. Mais on peut voir les choses bien autrement en considérant qu’il y a eu des modernités à toutes les époques de l’histoire et que cette notion renvoie avant tout à la capacité de subjectivation des individus singuliers et collectifs. De ce point de vue, on peut observer des modernités en Grèce ancienne, à Rome, au Moyen Âge, ainsi que dans de nombreuses sociétés dites traditionnelles voire archaïques [3]. C’est pourquoi, quoi qu’on pense du monde dans lequel nous vivons, ce monde n’implique pas l’impossibilité de toute modernité. La question qui se pose est bien plutôt celle des supports sur lesquels on peut s’appuyer pour inventer la modernité d’aujourd’hui, c’est-à-dire les nouvelles formes partageables de subjectivation des individus singuliers et collectifs.

 3. La réduction systématique de la question rythmique à la question temporelle

Chez Hartmut Rosa la problématique du temps, de ses qualités subjectives et sociales, l’emporte sur la question, à notre avis beaucoup plus importante, de l’individuation singulière et collective.


Pour saisir ce qui se passe aujourd’hui, les sciences sociales doivent partir de ce qui constitue véritablement le « milieu », c’est-à-dire non pas du cadre temporel de l’action mais de l’action elle-même et de son organisation, c’est-à-dire de la manière dont se déroulent les activités corporelles, langagières et sociales au cours desquelles les individus singuliers et collectifs apparaissent, se densifient, se défont et éventuellement disparaissent. Le temps est évidemment une donnée importante pour ces activités mais la vitesse de son écoulement apparent n’est pas en elle-même déterminante. Ce qui compte c’est bien plutôt comment sont organisées les fluements corporels, langagiers et sociaux, ce sont leurs manières spécifiques de fluer, ce sont leurs rythmes – et ce sont les qualités très variables des individuations singulière et collective qui en découlent.


On peut très facilement observer que des vitesses rapides peuvent permettre des individuations de bonnes qualités, si les conditions techniques et sociales sont réunies. De même, des vitesses lentes peuvent être la cause d’une désindividuation ou de troubles pathologiques – comme on le voit chez les personnes âgées ou en marge des réseaux. La compréhension de la qualité des différentes formes de l’individuation passe par une analyse des techniques corporelles, langagières et sociales, qui dépasse largement celle de leurs tempos particuliers [4].

 4. La disparition presque complète des questions liées à l’exploitation et à la domination

On s’étonne de voir, dans ce travail qui se réclame pourtant de la théorie critique et de l’école de Francfort, si peu de références à Marx et d’une manière générale une absence quasi complète des thèmes du conflit et de la division.


Dans cette sociologie, l’accélération serait une donnée englobante qui toucherait tous les groupes sociaux de la même manière. Elle apparaît comme une donnée de « l’époque ». Ce qui dépolitise les questions et ne permet pas de critiquer le monde inégalitaire et les nouvelles puissances qui viennent de se mettre en place ces dernières années.

 5. L’absence, dans cette sociologie de l’accélération, du langage et de la littérature, absence qui l’empêche de construire un point de vue éthique et politique véritablement critique

Comme beaucoup de sociologues – mais Tarde, Mauss, Habermas n’étaient pas de ceux-là –, Rosa ignore apparemment les apports des théories du langage. Or, celui-ci constitue une dimension de l’expérience humaine dont la place est si importante que chaque fois qu’elles l’oublient, les sciences sociales ratent la cible qu’elles cherchent à atteindre.


D’une part, comme l’a souligné Benveniste dans sa linguistique générale, le social ne peut se comprendre sans l’interprétant général que constitue pour lui le langage : non seulement, celui-ci fournit les catégories qui permettent d’articuler le monde, mais il soutient en permanence les interactions au cours desquelles se confrontent et s’associent, se font et se défont les individus.


D’autre part, comme l’ont montré les études du langage dans sa dimension poétique, seule la connaissance de l’activité langagière peut nous permettre de tenir ensemble le principe de l’historicité radicale des êtres humains et la possibilité pour eux d’accéder à des formes de sujet. Certes, les êtres humains inventent toujours des sens nouveaux – pour le dire comme Saussure, les signes sont radicalement arbitraires –, mais cela ne signifie en rien qu’ils soient noyés dans un monde qui n’aurait aucun sens et qu’ils ne puissent accéder à des formes partageables de subjectivation. Bien au contraire, le langage leur garantit l’ouverture permanente du sens et, en même temps, la possibilité de généraliser et de partager les expériences, c’est-à-dire la possibilité d’affirmer des valeurs éthiques et politiques.


Ainsi, il n’est pas étonnant qu’Hartmut Rosa ne puisse promettre aux agents étrangement muets qu’il décrit que quelques « oasis de décélération où ils pourraient protéger le projet de la modernité » dans un monde dominé par « l’immobilité fulgurante » d’un immense système à la fois fou de vitesse et totalement incontrôlable. Le fait qu’il ne tranche pas entre les cinq scénarios qu’il propose dans sa conclusion est assez révélateur de l’impasse éthique et politique de cette sociologie, qui a pourtant l’ambition de poser les bases d’une « théorie critique de l’accélération ».


Conclusion : un ouvrage passionnant, très bien construit, informatif, mais qui offre peu d’outils et quasiment aucune perspective pour les luttes d’aujourd’hui. Après une lecture attentive, il apparaît même assez suspect dans la mesure où il diffuse de nouveau le message pessimiste des postmodernes systémistes qu’il critique pourtant de-ci de-là.

Notes

[1Sur tous les travaux qui ont pris le rythme pour objet entre 1880 et 1940, P. Michon, Rythmes, pouvoir, mondialisation, Paris, PUF, 2005 ; sur la deuxième moitié du XXe siècle, P. Michon, Les Rythmes du politique. Démocratie et capitalisme mondialisé, Rhuthmos, Paris, 2015, présentation ici.

[2Pour une analyse critique du paradigme dualiste, voir P. Michon, Fragments d’inconnu. Pour une histoire du sujet, Paris, Le Cerf, 2010, présentation ici. Voir également ma critique du paradigme néo-tönniesien remis au goût du jour par Louis Dumont dans la série d’articles qui commence ici.

[3Voir à cet égard, P. Michon, Sujet et individu en Occident. Dumont, Elias, Meyerson, Vernant, Paris, Rhuthmos, 2011 ; « Formes de sujet en Grèce ancienne », Rhuthmos, 21 janvier 2011 ; « Formes de vie en Grèce ancienne », Rhuthmos, 2 février 2011 .

[4Sur le concept de technique d’individuation, P. Michon, Les Rythmes du politique. Démocratie et capitalisme mondialisé, Rhuthmos, Paris, 2015.

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