L’urgence comme chronopolitique

Le cas de l’hébergement des sans-abri

Edouard Gardella
Article publié le 18 août 2014
Pour citer cet article : Edouard Gardella , « L’urgence comme chronopolitique , Le cas de l’hébergement des sans-abri », Rhuthmos, 18 août 2014 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article1300

Ce texte a déjà paru dans la revue Temporalités, n° 19 : « Temporalités et action publique », dossier coordonné par Jacques Commaille, Vincent Simoulin et Jens Thoemmes, 2014 ; il est accessible ici. Nous remercions Edouard Gardella et la revue Temporalités de nous avoir autorisé à le reproduire sur RHUTHMOS. [1]

Résumé : Le problème public de l’exclusion du logement est régulé depuis les années 1980 par une action publique d’urgence : l’urgence sociale. Un de ces dispositifs centraux, l’hébergement, fonctionnait avant 2007 sur une temporalité spécifique : l’aide ponctuelle, qui fragmente l’habitat des plus précaires et qui fragilise leur rapport à l’avenir. C’est en ce sens que l’urgence sociale peut être conceptualisée comme une chronopolitique. En raison des conséquences épuisantes qu’elle a sur ses « bénéficiaires », cette chronopolitique a fait l’objet d’une mobilisation revendiquant un droit à la continuité de l’habitat. Une écologie temporelle, prenant la forme d’une durée de séjour adaptée aux besoins singuliers des hébergés, est inscrite dans le droit par la loi Dalo. Mais ce droit est encore ineffectif, et les raisons s’en retrouvent aux différents niveaux de l’action publique : les gestionnaires de places se voient souvent contraints de partager temporellement le bien rare en donnant sa chance à tout le monde ; la rareté des places d’hébergement est entretenue par l’État central qui cherche ainsi à limiter l’appel d’air des précaires ; les travailleurs sociaux ressentent un désarroi face aux manières d’habiter inconditionnellement un hébergement à durée indéterminée. La possibilité d’habiter durablement dans un lieu garanti par des institutions et en dehors du marché du logement souffre d’une faible légitimité.


Mots-clés : Action publique d’urgence, urgence sociale, durée de séjour en hébergement, chronopolitique, temporalités institutionnelles, temporalités individuelles, rythme, tempo, écologie temporelle, habiter.


Abstract : Urgency as chronopolitics. Housing the homeless – Housing exclusion as a public problem has been regulated in France since the nineteen-eighties through a specific form of policy, known as social emergency. Before 2007, homeless people using emergency shelters suffered from the exclusive provision of short-period stays and consequently had a hard time planning their lives. The interaction between institutional and individual temporalities can be conceptualized as chronopolitics. Because of its exhausting effects on homeless people, chronopolitics was denounced by activists who demanded that continuous stays in shelters, adapted to specific needs, be considered a right. That new temporal ecology was promoted by a law passed in 2007. However, as a right it has remained ineffective to this day. Explanations are to be found at several levels of public policy : due to the scarcity of provision, emergency shelter managers resort to restricting the length of stays ; structural scarcity is artificially maintained by restrictive State policy, which seeks to limit the demands made by the large number of people in difficulty ; social workers feel uncomfortable about people considering the continuous use of shelters an unconditional right. The opportunity to benefit from continuous, non-commodified housing suffers from a lack of legitimacy.


Keywords : Emergency policies, social emergency, duration of shelter stays, chronopolitics, institutional temporalities, individual temporalities, pac, tempo, temporal ecology, inhabiting.


Resumen : La urgencia como cronopolítica. El caso francés del alojamiento de emergencia de los sin-techo – El problema de la exclusión habitacional está regulado, desde los años 1980, por una acción pública de urgencia : la urgencia social. Uno de los principales dispositivos, el alojamiento de emergencia, funcionó hasta 2007 sobre la base de una temporalidad específica : la de una ayuda puntual que fragmenta el hábitat de los más precarios y fragiliza su relación con el futuro. Desde este enfoque, la urgencia social puede conceptualizarse como cronopolítica. Por las consecuencias agotadoras que tiene sobre sus ’beneficiarios’, dicha cronopolítica es objeto de oposiciones y de movilizaciones que reivindican un derecho a la continuidad. Una ecología temporal, que toma forma en una duración de residencia adaptada a las necesidades específicas de los alojados, se ha inscrito en el derecho a través de la ley Dalo (Droit au logement opposable). Pero este derecho todavía es inefectivo. Las razones se encuentran a diferentes niveles de la acción pública : para darle una chance a todos, los administradores de plazas se ven frecuentemente obligados a compartir, en un plano temporal, este bien escaso. La escasez de plazas es entretenida por el Estado central, quien busca limitar el ’efecto llamada’ de los precarios. Por otro lado, los trabajadores sociales sienten consternación frente a las prácticas que consideran el alojamiento como derecho continuo e incondicional. La posibilidad de residir durablemente en un lugar garantizado por las instituciones y por fuera del mercado de la vivienda sufre, a las claras, de una endeble legitimidad.


Palabras clave : Acción pública de urgencia, urgencia social, duración de alojamiento, cronopolítica, temporalidades institucionales, temporalidades individuales, ritmo, ecología temporal, habitar.


L’existence de personnes dépourvues de logement est traitée comme un problème public (Dewey, [1927] 2003) depuis longtemps. Elle fait cependant l’objet d’une action publique d’assistance seulement depuis le milieu des années 1950 (Damon, [2002] 2012) et institutionnalisée autour de l’aide d’urgence depuis les années 1980 (Lipsky, Smith, [1989] 2011 ; Behar, 1997 ; Revue française des affaires sociales, 2001 ; Vidal-Naquet, 2005 ; Droit sanitaire et social, 2007 ; Empan, 2012) [2]. Cette aide d’urgence s’appuie sur divers dispositifs : des équipes mobiles [3], des accueils de jour, un standard téléphonique [4], des hébergements (urgence, stabilisation, réinsertion). C’est à partir de ce dernier dispositif, l’hébergement d’urgence, que je vais aborder certaines des temporalités qui traversent cette action publique. L’hébergement d’urgence se distingue du logement non seulement par sa gratuité mais également par sa durée limitée : l’hébergement est temporaire. Au cœur de la régulation temporelle de ce problème public se loge la durée de séjour accordée à des personnes vues comme « en détresse ». Pendant combien de temps une personne peut-elle se poser dans ce type d’habitat institutionnel ? Cette durée est-elle courte ou longue ? Renouvelable ou non réitérable ? Qui décide de cette durée ? Comment ce temps est-il délimité : par une durée définie selon les besoins de l’institution, ou par une durée adaptée aux besoins de l’individu ? La durée de séjour en hébergement d’urgence est au cœur des temporalités de la relation d’assistance, mettant en relation les temporalités des institutions et les temporalités d’individus présentés comme des « grands exclus » (Emmanuelli, Malabou, 2009) et confrontés à des situations d’intenses précarité et pauvreté (Brousse, 2006 ; Yaouancq et alii, 2013 ; Yaouancq, Duée, 2014).


L’hospitalité des pauvres a longtemps suivi une règle temporelle instituée en dehors du droit : jusqu’en 2007, la durée de séjour était limitée à quelques nuits, parfois à une seule. L’habitat institutionnel proposé aux plus démunis fonctionnait comme une mise à l’abri ponctuelle, dont la durée était insuffisante pour améliorer leur situation socio-économique et les faire accéder à des hébergements durables ou à des logements sociaux. Les individus, contraints de quitter régulièrement leur hébergement pour en solliciter un nouveau une fois la durée de séjour écoulée, subissaient un rythme d’habitat morcelé. Ils étaient conduits à une mobilité imposée (Boltanski, Chiapello, 1999, p. 456) conduisant à une accélération de leur tempo d’habitat : plus souvent que les moins démunis, ils étaient contraints de partir en quête d’un éventuel lieu où habiter, et cette accélération renforçait les incertitudes pesant sur leur situation. Cette pratique instituée en France se retrouvait d’ailleurs dans d’autres pays occidentaux (pour l’Europe de l’Ouest, voir Feantsa, 2005 ; pour l’Amérique du Nord, voir Lipsky, Smith, [1989] 2011 ; Burt, 1998 ; Grimard, 2011). C’est cette relation temporelle que je vais caractériser dans la première partie.


Afin de ne pas réduire cette politique à une domination temporelle hégémonique et déterministe, il est important de tenir compte des conséquences (outcome) de l’action publique (Duran, 1999), au sens de la pluralité des expériences, des usages et des réactions qu’en font les individus concernés. La mise en œuvre de l’urgence a des effets de rétroaction (Lascoumes, Le Galès, 2005) sur les dispositifs, et plus particulièrement sur les règles temporelles qui les encadrent. Cette règle d’une durée de séjour limitée a été d’abord contestée localement, puis mise au cœur d’une « arène publique » (Cefaï, 2002) entre 2005 et 2007 : des luttes associatives, critiquant les conditions d’hébergement et le manque de logements accessibles aux plus démunis, ont eu pour effet l’obtention d’un droit à une durée d’hébergement adaptée à leurs besoins (art. 4 de la loi Dalo). S’est ouverte au sein de l’urgence sociale une « écologie temporelle » (Grossin, 1996), par la reconnaissance juridique d’une pluralité des temps d’hébergement devant entrer en symbiose avec le « bien-être temporel » singulier de chacun des hébergés. Je retracerai les principales étapes de l’ouverture de cette écologie temporelle dans la deuxième partie.


Malgré les changements visibles dans le droit, les pratiques instituées d’une durée de séjour très courte persistent plusieurs années après : la légitimité d’un habitat d’urgence gratuit et durable semble faible. C’est le maintien de cette pratique temporelle que je vais chercher à expliquer dans la troisième partie, en explicitant les motifs des acteurs institutionnels aux différents niveaux de l’action publique.

Méthodologie de l’enquête : Cet article s’appuie sur des matériaux de natures diverses. La première partie synthétise des observations in situ effectuées avant 2007 dans des dispositifs d’urgence sociale fonctionnant en interdépendance : des équipes mobiles, le 115 et des centres d’hébergement d’urgence. Les centres observés au cours des nuits passées à suivre les équipes mobiles sont tous rattachés au 115 de Paris. Elle reprend également, sans pouvoir entrer dans le détail, des entretiens réalisés auprès de personnes sans-abri (N = 11). La deuxième partie s’appuie sur des rapports d’expertise et des articles de presse, et elle synthétise des entretiens réalisés avec plusieurs protagonistes de l’écologie temporelle : Fondation Abbé Pierre, Secours catholique, Restos du Cœur, Emmaüs, Fnars, le député Étienne Pinte, le préfet Alain Régnier. La troisième partie s’appuie sur un matériau datant d’après 2007 : des rapports d’expertise, des observations effectuées au 115 de Paris, des entretiens réalisés avec des fonctionnaires de la direction centrale de l’administration des affaires sociales et des entretiens auprès d’intervenants sociaux exerçant dans des centres d’hébergement, pour les uns engagés dans des séjours à durée indéterminée, pour les autres continuant à fonctionner en turn-over. Ces différents matériaux d’enquête ont été récoltés dans le cadre d’une thèse en finition intitulée « L’urgence sociale comme chronopolitique : réactivité, inconditionnalité et chronicité de l’assistance aux personnes sans-abri depuis les années 1980 en France ».

Cette monographie sur la durée de séjour en hébergement d’urgence s’articule autour d’un concept : celui de « chronopolitique ». Ce concept n’a que peu été théorisé et utilisé dans des enquêtes temporelles empiriques. Deux types d’usages me paraissent pertinents dans la maigre littérature existante. Un premier usage compréhensif s’approche du concept de temporalisation (Wallis, 1970) : la chronopolitique désigne les diverses façons dont les acteurs articulent passé, présent et avenir au niveau politique, entre tradition, gestion de crise et téléologie. Le second usage est résolument critique, faisant du temps une relation de pouvoir politique (Rosa, [2005] 2010, p. 26) : « Le fait de savoir qui définit le rythme, la durée, le tempo, l’ordre de succession et la synchronisation des événements et des activités est l’arène où se jouent les conflits d’intérêts et la lutte pour le pouvoir. La chronopolitique est donc une composante centrale de toute forme de souveraineté ». Mais Hartmut Rosa délaisse largement la question de l’action publique et, plus généralement, appréhende l’accélération dans un système théorique où la pluralité des temporalités est écrasée par la métaphore issue des sciences physiques (Dubar, 2011, « critique I ») et où plus aucun acteur n’agit (Gardella, 2011). Daniel Innerarity reprend ce concept tel quel, sans en enrichir la définition théorique, ni la mettre à l’épreuve d’enquêtes empiriques (Innerarity, 2008, p. 92-93). La chronopolitique est aujourd’hui un concept vierge de tout terrain.


À partir de ces deux usages, je vais l’utiliser afin de problématiser la synchronisation entre temporalités institutionnelles et temporalités individuelles. En l’utilisant comme un « sensitizing concept » (Blumer, 1954), j’attire l’attention sur les relations entre l’organisation de temporalités par des dispositifs d’action publique et l’expérience temporelle des individus [5]. Dans le cas de l’urgence sociale, ce concept invite à observer le rythme et le tempo d’habitat des hébergements d’urgence et leurs divers effets sur les expériences temporelles des individus précarisés qui les fréquentent, en particulier leurs possibilités de s’engager dans l’avenir (pour le cas désormais classique de l’expérience du chômage, voir Lazarsfeld, Jahoda, Zeisel, [1932] 1982). Dans les limites de cette contribution, l’enquête abordera cependant cette relation principalement depuis les temporalités institutionnelles.

 1. La chronopolitique d’assistance aux sans-abri avant 2007

Depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, la régulation publique des diverses crises du logement s’est globalement faite par l’offre d’habitats temporaires aux plus pauvres (Levy-Vroelant, 2000) : les logements d’urgence, les cités de transit, les hôtels sociaux, les logements d’insertion, les hébergements sociaux ; autant de dispositifs instables de temporisation des individus les plus précaires, pour les faire patienter dans l’antichambre du marché. Le problème public de l’absence de logement, longtemps nommé « vagabondage » et régulé par une répression nationale et une assistance locale, est depuis quelques années principalement orienté par des pratiques légales d’assistance. L’hébergement social, qui se caractérise par rapport au logement par sa durée réglementairement limitée, est devenu un secteur croissant depuis son institutionnalisation par les décrets rénovant l’assistance en aide sociale en 1953 et 1954.


Dans ces CHRS (Centres d’hébergement et de réinsertion sociale), les séjours peuvent durer quelques mois, en échange de démarches pour rechercher un moyen de quitter l’hébergement (travail, logement aidé, famille). C’est la crise du début des années 1980 qui a poussé l’État à promouvoir un hébergement de plus courte durée encore, les hébergements d’urgence à partir du premier plan d’urgence à l’automne 1984. Le temporaire reste la temporalité régulatrice de la crise du logement, mais ce temporaire s’est rétréci, la pratique de ces centres étant d’accueillir pour quelques nuits au plus les individus. Cette régulation par une aide ponctuelle d’urgence s’est renforcée continûment depuis, jusque récemment : entre 2001 et 2005, le nombre de places d’hébergement d’urgence est progressivement passé de 16 400 à 20 838 (Cour des Comptes, 2007, p. 81). Malgré cette croissance du secteur, les divers observatoires mis en place par les opérateurs locaux de l’action publique indiquent que des personnes sont laissées « à la rue », faute de places.


1.1 Une fragmentation temporelle institutionnalisée


Face à ces demandes, les hébergements d’urgence organisent une aide en pointillé, une fragmentation temporelle de l’assistance, qui prend deux formes : un rationnement temporel assurant un turn-over des hébergés et une remise à la rue pendant la journée.


Le rationnement temporel désigne des durées de séjour très courtes, qui vont d’une nuit à quelques semaines. Ce rationnement est le plus visible dans l’alternance entre période « hivernale » et période non hivernale. Les temporalités de l’urgence sociale se raccordent aux temps macrosociaux saisonniers : pendant la période « hivernale » (qui court du 1er novembre au 31 mars depuis la loi du 3 décembre 1956), les pouvoirs publics sont particulièrement réactifs, finançant des places supplémentaires [6], parfois de très mauvaise qualité (de simples halls de gare avec des couvertures, des gymnases avec des lits de camp, des wagons de la SNCF). L’urgence sociale est alors au cœur de l’attention publique via les articles et reportages des médias. La Nation se mobilise pour éviter que des personnes ne meurent à la rue, il faut les « mettre à l’abri » pour ne pas qu’elles souffrent du froid, quitte à confectionner des habitats très précaires. L’urgence se réduit ici à une « mere policy » (Honig, 2009), une politique de la vie nue, qui suit un rythme discontinu cyclique malgré les promesses des gouvernants. Chaque année depuis trente ans, les pouvoirs publics annoncent la fin de la gestion saisonnière du problème public. Et chaque année, le mois d’avril arrivant, c’est la panique pour trouver des solutions aux personnes qui ont bénéficié d’abris précaires pendant le froid et qui doivent les quitter, parce que la géographie de l’urgence ne suit pas un rythme d’habitat mais dépend des rythmes d’autres activités collectives.


Cette durée très courte d’hébergement régule également le sans-abrisme sur l’ensemble de l’année. Les durées de séjour en hébergement sont limitées à un petit nombre de nuits : selon les centres, ce nombre varie (15, 7, 3 voire 1 nuit). Le temps de la prise en charge n’est pas ancré sur le « temps des activités » (Thompson, [1967] 2004), en particulier sur le temps du care  : l’hébergement prendrait fin quand la personne n’en a plus besoin, une fois qu’elle accède à un autre habitat durable. Il est indexé au « temps des horloges » institutionnelles : le secours se mesure en nombre de nuits auxquelles a droit un individu, indépendamment de son besoin ou de son bien-être. Ce droit de tirage est cependant renouvelable de façon indéfinie, sans restriction réglementaire. En France et notamment à Paris, à la différence d’autres grandes métropoles (Montréal, New York, Londres), il n’existe pas de limites au caractère renouvelable de l’aide d’urgence [7]. Une personne peut, en principe, bénéficier autant de fois qu’elle en a besoin d’un hébergement d’urgence ; son besoin se heurte « simplement » à la décision de ceux qui attribuent les places ou font respecter le règlement intérieur de l’établissement. Le séjour peut donc être réitéré, à condition que la personne se mobilise pour trouver une place en sollicitant à nouveau les services d’urgence (le 115, des accueils de jour). La règle général est donc bien l’absence de continuité de l’hébergement.


Ce rationnement justifie la règle de la « remise à la rue ». Les hébergements d’urgence sont en général fermés pendant la journée. Ce mode de fonctionnement correspond à la nécessité de nettoyer les dortoirs collectifs et les draps, puisque des personnes différentes dorment d’une nuit sur l’autre dans les mêmes lits [8]. Le coût de l’ouverture en continu est également avancé par certains opérateurs, rejetant ainsi la responsabilité de cette règle sur le manque de financements des pouvoirs publics. La conséquence en est que les individus doivent respecter un horaire de départ le matin, sans pouvoir revenir se reposer dans un lit avant un horaire le soir, où c’est l’attente d’une nouvelle place lors de la redistribution des chambres. Si certains intervenants sociaux légitiment cette règle à l’aune de l’activation, d’autres y voient une violence incontestable [9] : « Faire des démarches, je veux bien, mais on fait pas des démarches 7 jours sur 7 pendant toute la journée, c’est pas vrai ». Ce fractionnement temporel est même désynchronisé avec certaines possibilités d’occuper un emploi, en particulier pour les employés et ouvriers qui travaillent de nuit (agents de sûreté, restauration), ceux-ci n’ayant pas la possibilité de se reposer en journée.


Avant 2007, l’hébergement d’urgence fonctionne globalement sur un rythme fragmenté et un tempo rapide, descriptible comme une chronopolitique « ponctualiste », qui a des effets sur la façon dont les individus ainsi précarisés temporalisent leur existence.


1.2 L’occupation de l’avenir par le maintien de soi au quotidien


La chronopolitique ponctualiste ne s’impose pas de façon uniforme sur toutes les personnes sans-abri. Son rythme engendre plusieurs formes d’individuation (Michon, 2005). Certaines ont appris à se débrouiller sans l’aide des institutions d’hébergement. Elles se sont approprié un lieu où habiter et une maîtrise de leur temps d’habitat ailleurs que dans les institutions d’urgence, que ce soit dans des espaces publics (Gaboriau, 1993 ; Pichon, 2010 [2007] ; Girola, 2007), des bois (Lion, 2013) ou des squats (Bouillon, 2009). Ces pratiques d’habitat précaire, déviantes en regard de la « norme Logement » (Bresson, 1997), proviennent d’une quête de ce que procure à tous un logement mais qui, pris dans l’évidence du quotidien, ne saute aux yeux que quand il est fragilisé : la continuité maîtrisée d’un lieu où habiter. C’est pour se réapproprier une autonomie temporelle sur leur habitat, que ces individus s’aménagent des espaces privés dans les espaces publics. D’autres, en revanche, se sont habituées au fonctionnement de l’urgence, elles en ont fait un univers de sociabilités et de rituels.


La chronopolitique ponctualiste est particulièrement problématique pour les personnes qui placent leurs espoirs de « s’en sortir » dans l’hébergement institutionnel. En suivant les règles de cette chronopolitique, ils se retrouvent très souvent confrontés à une urgence : où dormir ce soir ? Certains sans-abri parlent de fatigue, physique et morale, engendrée par la crainte et l’angoisse récurrentes de se retrouver à la rue, à dormir dehors pendant la nuit. Le temps nocturne et les espaces publics sont vus comme des menaces sans la protection matérielle et juridique du « chez soi », source de tranquillité et de réconfort, même minimal. Certains décrivent l’épuisement à s’endormir tard, en raison des bruits de la ville, et à se réveiller tôt, pour se cacher de la vue des travailleurs du matin et éviter la honte du désœuvrement en public. Ces menaces surgissent dès que la durée d’hébergement s’est écoulée, et s’agrandissent à mesure que les heures passent, tel un compte à rebours.


Face à l’angoisse de l’absence d’habitat institutionnel, il faut être réactifs, trouver au plus vite une solution pour la nuit même en appelant le 115. Mais le numéro est occupé, la messagerie d’attente tourne en boucle au bout du fil, parfois pendant une heure [10]. En l’absence de réponse au bout de plusieurs appels, il faut se rendre dans un accueil de jour. Les places, très peu nombreuses, sont parfois réservées aux habitués. Il faudra alors fréquenter régulièrement tel ou tel accueil pour avoir droit à ce coupe-file de la queue agrégée à l’entrée du 115. En attendant, l’intervenant social indique qu’il y a des bus de la RATP qui emmènent des sans-abri au Centre d’hébergement de Nanterre, à partir de points précis dans Paris. Mais restera-t-il une place… ? Sinon, il est possible d’appeler le 115 en passant par une assistante sociale de la Ville de Paris qui officie dans des Permanences sociales d’accueil (PSA) spécialisées sur les sans-abri. Mais le temps sera-t-il suffisant pour y accéder avant que le bureau ne ferme ? Il va peut-être falloir se mettre à la recherche d’un bon coin dans la rue. Là aussi, les places sont chères, que ce soit en raison de l’hostilité des habitants et des espaces, ou de la concurrence de ceux qui ont renoncé depuis quelque temps déjà à s’en remettre uniquement aux hébergements d’urgence.


Le temps entre deux hébergements se retrouve rapidement englouti par l’enquête pour dormir, se reposer, manger, se laver ; actions qui renvoient autant à des besoins élémentaires qu’à des activités essentielles pour ne pas se sentir « déshumanisés », comme le disent certains. Cette fragmentation de l’habitat débouche sur un rétrécissement du présent : se temporaliser depuis un passé indéfini vers un avenir rassurant et maîtrisé est rendu difficile par la précarisation du « maintien de soi » (Pichon, [2007] 2010). Ces tâches de l’éternel retour du quotidien sont toutes problématiques quand on se retrouve à la rue ; l’« hétéronomie temporelle » (Bouton, 2013, p. 123) use et démoralise ceux qui y sont pris. Les individus qui jouent le jeu de l’institution d’urgence s’épuisent à subir sans fin cette « pompe aspirante et refoulante », comme le nomment certains cadres du 115 de Paris. Albert, routard de 48 ans, raconte cette « lutte pour rester dedans » (Girola, 2011) par la tension entre l’usure face à l’hébergement de courte durée, la fatigue pour le boulot et la tentation de l’alcool [11] :

EG : Depuis que tu es à Paris, tu as fait…


Un petit peu le tour des structures d’hébergement d’urgence puisque c’est au quotidien qu’il faut renouveler la demande pour le lendemain.


EG : Tu appelles tous les jours le 115 ?


Tous les matins, tous les matins. Alors bon, c’est ce fonctionnement-là aussi qu’il faudrait casser parce que c’est usant, c’est usant. C’est usant, complètement démoralisant. Y a des mecs qui se laissent carrément dépérir par rapport à ça, parce qu’ils arrivent à un tel stade de déstructuration psychologique qu’ils se laissent aller […Albert évoque d’autres personnes qui auraient tenté de se suicider, puis des jeunes en général qui se découragent…]. L’autre jour, le gars, Pierrot, je discutais avec lui. Je dis : “Pierrot, si tu veux, on va boire un coup ensemble, on boit un café”. Il me dit : “non, j’ai un litre, si tu veux, je te paye un coup”. Ça par contre, dans ma situation actuelle, moi ça me fait peur.


EG : Tu as peur de tomber là-dedans ?


Voilà, parce que je sais qu’actuellement, dans la situation dans laquelle je me trouve, je suis en fragilité par rapport à ça. Par contre dès que, socialement, j’aurai repris du poil de la bête, comme on dit vulgairement, là c’est une autre approche, c’est une autre approche. Parce qu’il y a un autre confort psychologique, il y a un tas de choses qui en découlent après. Dès l’instant que tu sais que tu es chez toi, que tu es autonome, voilà. Après tu es dans un autre cadre, c’est plus le cadre de l’exclusion, tu t’investis dans d’autres choses après. Tu as une liberté psychologique qui te permet de passer outre. Tu assumes toutes les difficultés du quotidien après.

L’urgence s’auto-entretient alors, créant une « inclusion périphérique » (Bruneteaux, 2006). Les mêmes se retrouvent dans les dispositifs d’urgence au bout de plusieurs années. Certaines expertises diagnostiquent une « chronicisation de l’urgence » : fin 2006, près d’un tiers des personnes hébergées par le 115 de Paris était déjà présent dans le dispositif depuis au moins un an, certaines étant même hébergées via le 115 depuis au moins 9 ans (Michelot, Le Charpentier, 2007).


Les personnes sans-abri, loin d’être réductibles à des êtres désocialisés en perte de repères spatio-temporels comme le présentent des médecins et psychanalystes influents dans l’urgentisation du vagabondage (Henry, Borde, 1997 ; Emmanuelli, Malabou, 2009 ; Quesemand-Zucca, 2007), sont donc aux prises dans leur vie quotidienne avec des impératifs temporels institutionnels (Bresson, 1998). C’est en ce sens qu’on peut parler de chronopolitique : la politique d’hébergement d’urgence impose son rythme aux plus démunis, non seulement saisonnier mais aussi quotidien. Ce rythme d’habitat discontinu a des effets d’épuisement sur des individus fortement précarisés, renforçant leur temporalisation sur le court terme. La précarisation des conditions d’habitat délie leur rapport à l’avenir, entravant les espoirs et les promesses d’un devenir autre (Ost, 1999).

 2. L’ouverture d’une « écologie temporelle » : la reconnaissance d’un droit à la continuité

Cette règle de durée limitée est une convention locale ; les acteurs peuvent donc la saisir comme cible et la contester, explicitement. À la différence du rouleau compresseur de l’accélération que décrit Hartmut Rosa au niveau des systèmes et des structures, la chronopolitique de l’urgence sociale est politique : elle fait l’objet d’enquêtes réflexives, de contestations, d’infléchissements dans le droit ; elle n’est pas un mécanisme automatique et fatal, elle est un processus qui est négocié, tantôt contesté localement, tantôt disputé dans l’espace public national. Elle a été prise dans un conflit qui s’est progressivement orienté vers une « écologie temporelle » (Grossin, 1996) : des luttes sociales ont peu à peu réclamé la reconnaissance juridique d’une pluralité de temps d’hébergement adaptés aux besoins des individus. Une chronopolitique qu’on peut qualifier de « continuiste », valorisant des durées de séjour indéterminées en hébergement, semble avoir pris le pas sur la chronopolitique ponctualiste. C’est l’un des enjeux des mobilisations de 2005-2006 de Médecins du monde puis des Enfants de Don Quichotte.


2.1 L’arrière-plan de la lutte pour le droit à la continuité


La règle de la durée limitée de séjour en hébergement d’urgence a fait l’objet dans le passé de contestations et de résistances peu visibles, disséminées au niveau local. L’été, temps faible de la réactivité publique, en est un moment propice. La presse de l’époque en porte la trace. Au foyer George Sand, situé rue Stendhal dans le 20e arrondissement de Paris [12], au cœur de l’été 1995 (Libération, 25 juillet, article de Dominique Simonnot), une centaine de « jeunes » « occupent » un centre d’hébergement d’urgence. Les règles sont présentées comme strictes : comme le centre ferme pendant la journée, départ obligatoire le matin avant 9 heures, retour interdit avant 18 heures. Mais les jeunes ne désirent pas même un accès continu à une « chambre à soi » (Virginia Woolf, [1929] 2001), ils demandent une durée d’accueil qui soit suffisamment longue, suffisante pour se ressaisir et remplir leur temps par d’autres activités que celles de la survie : « C’est mieux que rien et nous voulons pouvoir rester ici le temps de trouver autres [sic] chose », dit au journal Salim, un porte-parole des « occupants ». Pour trouver autre chose qui convienne, une semaine d’hébergement, éventuellement renouvelable sur décision d’un travailleur social du centre, ne suffit pas. Cette microrésistance à l’ordre temporel des hébergements d’urgence s’est bien terminée, avec une médiation des pouvoirs publics, qui leur a permis d’obtenir un logement, une formation ou un emploi selon les cas, et des subventions d’urgence en attendant l’effectivité de ces solutions.


Ce cas de mobilisation locale ne relève pas des grandes luttes pour le droit au logement. Elle est une micro-arène où se joue une écologie temporelle locale. Rétrospectivement, ces résistances disséminées apparaissent comme un prélude à l’écologie temporelle qui s’ouvre, 10 ans plus tard, au niveau national, sur la promotion d’une temporalité continue dans l’hébergement d’urgence. Le changement de perspective temporelle sur l’assistance aux sans-abri n’a donc pas été soudain. Même si la mobilisation des Enfants de Don Quichotte [13], entre décembre 2006 et avril 2007, très médiatisée, a contribué à accélérer la mise sur agenda du droit au logement opposable et la généralisation d’une perspective « continuiste » dans cette action publique, elle ne peut pas être considérée comme la seule cause du changement des durées de séjour. Des contestations disséminées, des enquêtes montrant les effets sanitaires négatifs sur les individus restant longtemps à la rue (La Rochère, 2003), des expertises (Haut comité pour le logement des personnes défavorisées, 2004), des travaux sociologiques et anthropologiques et des rapports pointant les limites de l’urgence sociale (Thierry, 1996) ont constitué un arrière-plan favorable à la portée d’actions contestataires.


2.2 L’ouverture d’une écologie temporelle : la phase contestataire 2005-2007


Le consensus est rarement suffisant pour changer une action publique. C’est une mobilisation collective qui va enclencher une phase contestataire s’étendant de décembre 2005 à mars 2007, laquelle a suivi quatre étapes principales.


1) Le 21 décembre 2005, Médecins du monde distribue environ 300 tentes place de la Bastille, afin de critiquer l’insuffisance du nombre de places et la médiocrité des conditions d’hébergement dans les centres d’hébergement d’urgence (CHU).


2) La situation perdurant à l’été, l’approche de la période touristique déclenche une forte médiatisation et une réaction du ministère de la Santé : une mission est confiée à deux experts pour cantonner la crise et étudier les solutions d’hébergement en Île-de-France. Dans leur rapport du 10 août 2006 (Fleurieu, Chambaud, 2006), le problème des sans-abri est analysé comme la conséquence de l’engorgement sur le marché du logement social : la longueur de la file d’attentes explique, première conséquence, que les CHRS sont saturés, ce qui, deuxième conséquence, contraint les CHU à fonctionner en flux tournants et à épuiser leurs bénéficiaires. La situation étant bloquée, l’hébergement de courte durée, devant servir de sas vers des dispositifs au plus long cours, ne peut plus être la norme pour les sans-abri. Des hébergements dits de stabilisation sont ainsi expérimentés, grâce au financement des pouvoirs publics, par deux associations gestionnaires, Emmaüs et Cœur des Haltes. Ce dispositif est censé accueillir, sans durée limitée et avec un accompagnement social, les personnes les plus éloignées de l’assistance, qui refusent d’aller en CHU et qui se retrouvent à la rue depuis longtemps. Le changement peut paraître minime à l’époque, et pourtant, l’hébergement à durée limitée est pour la première fois remis en cause. Cette revendication d’une illimitation du séjour va être reprise et devenir un des enjeux de la mobilisation des Enfants de Don Quichotte, qui installent le 16 décembre 2006 un campement sur les berges du Canal Saint-Martin, à Paris (Bruneteaux, 2013).


3) Les associations gestionnaires du secteur sont contactées quelques jours après l’installation du campement sur les Quais par un travailleur social, issu du Secours catholique et participant activement aux Enfants de Don Quichotte [14] : cette alliance entre ce nouvel acteur associatif contestataire et les associations historiques engagées dans une coopération avec les pouvoirs publics parfois depuis plusieurs décennies, va constituer une force de propositions techniques. La Charte du Canal, déposée à Matignon et à l’Élysée le 25 décembre 2006, revendique un ensemble de mesures qui vont orienter l’action publique des années suivantes : ouverture des centres d’hébergement 24 heures sur 24 et toute l’année, abandon des dortoirs collectifs et construction de petites unités, abandon de toute durée de séjour plafond et adoption du principe de continuité de l’hébergement. En outre, le problème public des personnes sans-abri est très clairement connecté à celui du mal logement. La Charte exige la production de plus de logements sociaux accessibles aux plus précaires et la garantie d’un droit au logement opposable. Si au départ du mouvement les représentants de la Fnars étaient réticents, ils se sont ensuite résolument engagés dans la défense de la continuité [15]. Même si la plupart de ces propositions ont été déjà formulées par les acteurs du secteur [16], elles gagnent une publicité sans précédent à la faveur de leur répercussion médiatique et politique, et sont mises à l’agenda.


4) La fenêtre d’opportunité ouverte par les élections présidentielles conduit le Président de la République, Jacques Chirac, sur le départ, à proposer lors de ses vœux aux Français l’adoption rapide d’un droit opposable au logement. Dans le secteur de l’hébergement social, le Plan d’action renforcée pour les sans-abri (PARSA) est signé le 8 janvier 2007 par le ministre du Logement Jean-Louis Borloo avec les associations présentes sur le campement, qui reprend largement les propositions de la Charte du Canal, substituant à nombre de places d’hébergement d’urgence des places de stabilisation et de réinsertion. Ainsi l’expérimentation des hébergements de stabilisation réalisée par Emmaüs et le Cœur des Haltes est généralisée. Le 5 mars 2007, la loi Dalo est votée. Pour la première fois, la responsabilité de l’État est engagée non plus sur les moyens, mais sur les résultats. Effet collatéral, le « principe de continuité » inscrit dans le droit la possibilité de rester dans un hébergement d’urgence, tant que la personne ne se voit pas proposer une solution adaptée et durable (art. 4). Dès le 19 mars 2007, la circulaire d’application précise explicitement que doit cesser « toute durée maximale de séjour dans les structures d’hébergement d’urgence ». Cet article sera consolidé dans la loi de Mobilisation pour le logement et la lutte contre l’exclusion (MLLE, votée en mars 2009) et inscrit dans le Code de l’action sociale et des familles (art. L 345-2-3). L’écologie temporelle, qui prend la forme dans l’aide aux sans-abri d’un souci institutionnel pour offrir un habitat à durée adaptée aux besoins des individus, est reconnue dans le droit à l’hébergement.


2.3 Les effets du droit : promotion de l’écologie temporelle dans l’urgence


La reconnaissance juridique de l’écologie temporelle dans l’urgence a eu des effets symboliques et matériels. Les associations et les pouvoirs publics font beaucoup plus régulièrement référence qu’auparavant à la continuité comme à un pilier normatif de l’urgence sociale. Le droit a un effet de focalisation de l’attention publique, de cadrage de l’action publique et des mobilisations contestataires. Les rapports effectués par divers acteurs, et notamment la Cour des Comptes dans le cadre de la LOLF (Loi organique des lois de finances), évaluent ainsi l’hébergement des sans-abri à l’aune de l’objectif d’un accès à un habitat durable.


Ces évaluations soulignent l’évolution du secteur vers une durée continue d’habitat. Elles présentent comme un modèle le dispositif de la maison relais (également appelée pension de famille), habitat à durée illimitée et accessible aux personnes sans ressources. Cet habitat est un des instruments « mieux disant » économiquement et en termes de lutte contre l’isolement et pour l’insertion [17]. L’indicateur 1.3 du BOP 177 (Budget opérationnel de programme) rend visible la croissance de la proportion de places en maisons relais par rapport au nombre de places d’hébergement (de 3,7 % en 2004 à 11,1 % en 2010).


Quand la continuité n’est pas respectée, des ressources juridiques existent désormais, faisant cohabiter un nouveau répertoire de mobilisation protestataire avec ceux plus traditionnel dans le monde de l’urgence sociale. Les « occupations » d’hébergement par le DAL (Droit au logement), accompagné d’autres associations ou collectifs de travailleurs sociaux, existent encore, mais que ce soit à Toulouse [18], Nantes [19] ou Rouen [20], les rapports de force au niveau local sont des portes d’entrée vers un rapport de force judiciaire : les cas non résolus peuvent être conduits devant le tribunal administratif (TA). La scène primitive de ce processus de judiciarisation de l’hébergement social est le tribunal administratif de Lyon. Le 1er mai 2010, le TA a contraint pour la première fois le Préfet à réhéberger dans les trois jours une femme arménienne à la rue depuis un mois. Celle-ci sortait d’une trajectoire résidentielle erratique : en cours de demande du droit d’asile, elle avait été hébergée en Centre d’accueil des demandeurs d’asile (CADA), puis placée en hôtel par le 115, puis mise à a rue à la fin de la période hivernale. Depuis, plusieurs décisions de TA ont été prises en faveur des personnes sans-abri, faisant vivre le principe de continuité.


La phase contestataire de 2005-2007 a incontestablement inscrit par le droit une « culture publique » (Gusfield, [1981] 2009) de la continuité : la durée de séjour en hébergement social est censée se régler sur les besoins des individus et garantir un rythme continu d’habitat. Mais les investissements dans les logements sociaux et les hébergements stables sont lents, et toutes les personnes ne bénéficiant pas de la continuité ne peuvent pas recourir au droit pour se défendre. Le recours administratif pose parfois problème aux personnes sans-papier : elles craignent qu’un échec les conduise à se faire expulser du territoire [21]. Il est donc encore peu pratiqué : depuis 2007, la continuité n’a pas remplacé la fragmentation.

 3. Persistance de la chronopolitique ponctualiste

L’inscription dans le droit et l’affichage politique n’assurent pas l’effectivité du passage d’un rythme discontinu à un rythme continu dans l’hébergement des sans-abri. Les causes de cette persistance donnent des raisons de croire que la chronopolitique ponctualiste a encore de beaux jours devant elle.


3.1 L’ineffectivité de la continuité


Alors que le tournant de 2007 devait faire drastiquement diminuer les solutions ponctuelles d’urgence, de nombreuses données éparses convergent vers un diagnostic : l’écologie temporelle est encore loin d’être la norme dans le secteur de l’hébergement social. L’hébergement d’urgence représente toujours 40 % des places du secteur en 2010 (Cour des Comptes, 2011, p. 87). C’est sans compter le recours croissant aux nuitées d’hôtels (de 13 % à 18 % entre 2004 et 2010), qui imposent une durée à la fois discontinue et incertaine aux familles hébergées, celles-ci pouvant changer d’adresse du jour au lendemain (Le Méner, 2013). L’urgence représente donc encore 58 % des places du secteur.


Ces hébergements d’urgence poursuivent leur fonctionnement par turn-over. Sur les 62 centres parisiens observés entre janvier et juin 2011, 53 centres pratiquent des durées de séjour limitées (Observatoire du Samu social de Paris, 2011). La durée moyenne d’hébergement observée par cet organisme pendant 6 mois peut être longue dans certains établissements (comme 180 jours à Emmaüs Pereire) mais elle reste courte, voire très courte dans d’autres (comme 9 à Montrouge ou 11 à Garel, deux centres gérés par le Samu social de Paris). Cette tendance se vérifie hors de la région parisienne. Dans son rapport annuel de 2012, l’observatoire national des 115 établit que 51 % des hébergements attribués ne l’ont été que pour une nuit, 15 % pour 2 à 3 nuits, 22 % pour 4 à 7 nuits, et seulement 5 % ont obtenu des durées supérieures à un mois (2012, p. 19). La règle de la fragmentation persiste dans les pratiques.


Au niveau du rythme cyclique annuel, la « politique du thermomètre » continue à s’appliquer malgré les déclarations volontaristes du gouvernement Ayrault. Début avril 2014, dans le département du Rhône, des hébergés, soutenus par des associations comme le DAL ou la Fondation Abbé Pierre, refusent de quitter les hébergements ouverts pour l’hiver et fermant le printemps revenu Ces résistances de micro-écologie temporelle, à la différence de leurs analogues des années 1990, peuvent s’appuyer sur le droit à la continuité, et le bâtonnier du barreau de Lyon a prévenu le Préfet d’un possible recours massif devant les tribunaux [22].


Pourquoi la règle du turn-over existe-t-elle encore malgré le consensus et la loi ? La continuité ne fonctionne pas, et ses conditions d’ineffectivité montrent qu’elle ne risque pas de fonctionner. Il n’est pourtant pas possible de souscrire aux thèses les plus « critiques », qui voient dans l’urgence sociale une punition des pauvres (Rullac, 2008) ou une simple charité déguisée. Le maintien de la chronopolitique ponctualiste s’explique par une pluralité de raisons, observables d’abord au niveau des pratiques des street level bureaucrats.


3.2 Justice locale : partager temporellement le bien rare


Au niveau des gestionnaires d’hébergement, le raisonnement est analogue à celui tenu dans l’urgence médicale : dans un contexte de pénurie, et avec le principe d’un accueil inconditionnel et immédiat, l’un des compromis à faire est de partager temporellement le bien rare, c’est-à-dire d’assurer constamment un turn-over. Le principe de justice locale égalitaire de rotation (Elster, 1992, p. 73) anime les cadres de la régulation téléphonique du 115 de Paris : « il faut donner sa chance à chacun ». Afin de proposer une solution réactive et immédiate au flux des demandes, les centres d’hébergement et le 115 se coordonnent pour « libérer » des places. Comme les sorties d’hébergement se font très lentement en direction des CHRS et encore plus lentement en direction du logement social, des places ne peuvent être renouvelées chaque soir qu’en obligeant les personnes à ne rester que très peu de temps. La régulation de l’urgence sociale se fait comme dans d’autres actions publiques d’urgence : « vider les places » au plus vite (Rhodes, 1995) [23]. Sans prise immédiate sur le nombre de places existantes, ce qui compte, ce n’est pas que les besoins de certains individus soient complètement satisfaits, mais que les besoins d’un maximum d’individus soient partiellement soulagés.


Mais d’autres règles de distribution sont suivies dans la pratique, notamment quand les écoutants sociaux essayent de jauger le degré de priorité de la personne, sans avoir de visibilité sur les demandes à venir. La place peut être accordée à un « habitué », à une personne qui présente un problème de santé, à une personne qui manifeste sa bonne volonté. Divers critères de justice locale sont mis en œuvre, de façon souvent implicite, pour faire face aux situations de « choix tragiques » (Cefaï, Gardella, 2011, p. 69-92).


Cette pénurie des ressources d’hébergement sur le front de l’urgence explique que le principe de continuité et le remplacement des places d’urgence par des places de stabilisation, réduisant les possibilités de turn-over et par conséquent les places accessibles immédiatement, n’ont pas été bien reçus du côté du Samu social, le distributeur des places d’urgence à Paris. Confronté à une demande en expansion, notamment en provenance de familles en demande ou déboutées du droit d’asile, le dispositif ne peut fonctionner qu’à deux conditions : soit le nombre de places augmente fortement et rapidement, soit le turn-over est maintenu comme mode de gestion des centres. Or l’offre reste structurellement inférieure à la demande, et c’est alors du côté de l’État central, responsable de la politique de l’hébergement, qu’il faut aller enquêter pour en saisir les raisons.


3.3 Limiter la durée d’accueil inconditionnel : un cantonnement indirect de la demande


Pour avoir une politique d’hébergement d’urgence qui soit inconditionnelle comme le stipule le droit (art. L 345-2-2 du Code de l’action sociale et des familles), il faudrait adapter en continu l’offre à la demande. Cette adaptation n’existe pas, au vu et au su des services centraux de l’État tenus informés par les acteurs locaux qu’ils financent. Ce que l’administration d’État appelle un « sous-dimensionnement du dispositif », et qui sape les possibilités d’une aide inconditionnelle, elle le justifie au regard d’autres problèmes sociaux, comme « les mal-logés » et les « migrants », qu’elle identifie comme des flux qui pourraient se déverser sans fin sur les places d’urgence si l’offre quantitative cherchait à suivre la demande. Tout en affichant le principe d’inconditionnalité, l’administration cherche à « éviter l’appel d’air » et à « comprimer la demande » latente [24].


La délimitation quantitative des effets possibles de l’inconditionnalité débouche sur une désincitation qualitative. C’est l’une des raisons qu’invoquent les pouvoirs publics pour imposer des contraintes temporelles sur les centres d’hébergement d’urgence : ne pas rester la journée et bénéficier d’une place sur un temps très court. La Direction départementale des affaires sanitaires et sociales de Paris cherche explicitement à éviter « l’effet d’aubaine que créerait un hébergement gratuit durable » (Cour des Comptes, 2007, p. 88). La restriction de la durée d’hébergement est justifiée par la crainte de l’État d’attirer trop de personnes précaires, hypothétiquement trop heureuses de bénéficier d’un hébergement d’urgence durable. L’action publique d’urgence se retrouve ainsi tiraillée entre respect de l’inconditionnalité, limitation de la demande (par des dispositifs désincitatifs) et respect de la dignité des conditions d’accueil (dont fait partie la continuité d’habitat). Une des raisons de cette tension, est que la politique de l’hébergement est globalement orientée vers le marché du logement ; l’hébergement, gratuit, ne doit pas se substituer au logement, il ne doit constituer qu’une étape vers le logement « autonome », c’est-à-dire payé sur le marché.


C’est finalement un déficit de reconnaissance d’un droit inconditionnel à un habitat durable qui transparaît dans les pratiques d’État. Cette faible légitimité est largement partagée, et se retrouve dans les pratiques éducatives des intervenants sociaux, qui officient à l’intérieur des centres d’hébergement.


3.4 Désarroi face à la continuité et rémanence d’une morale temporelle séculaire


Au niveau des négociations du travail social quotidien, le maintien d’une durée limitée peut être une sanction brandie face à des comportements qui ne jouent pas le jeu du « projet » ou de la participation aux « ateliers ». Mais le plus souvent, les individus qui s’installent durablement dans des hébergements, sans faire de démarche, provoquent un désarroi chez les intervenants sociaux.


La mise en place de la continuité dans les CHU implique des difficultés dans les pratiques des éducateurs. Dans ce centre géré par le Centre d’action sociale de la Ville de Paris (CASVP) ciblé sur les jeunes de 18 à 25 ans, la règle était, avant la loi Dalo, l’hébergement ponctuel, sans contrepartie. Avec le passage à la continuité, les habitudes ont changé : la dimension éducative a pris le dessus sur des pratiques de « gardiennage asilaire et carcéral », auxquelles étaient habitués « agents d’accueil » et « surveillants » qui ont connu l’hébergement à la nuitée. La directrice de l’établissement le décrit ainsi [25] :

La loi Dalo, chez nous, a été appliquée assez vite, avec le principe de continuité qui est… pas vraiment la non remise à la rue mais la fin de la durée limitée de séjour [… elle décrit les contrats qui étaient passés avant la loi Dalo dans le CHRS qu’elle gérait…]. Avec la continuité de l’hébergement [d’urgence], il y a eu des contrats, avec des durées de séjour qui se sont allongées. Donc il a fallu s’adapter à cette nouvelle donnée, c’est-à-dire que les travailleurs sociaux, les agents d’accueil étaient pas habitués à voir des jeunes, comme ça, qui s’installaient [elle insiste] aussi un petit peu plus sur le centre.

Le centre n’est plus dans l’urgence de la simple mise à l’abri à la nuitée mais dans l’éducatif ; « on n’est pas là pour rien faire », des contrats sont signés. Les éducateurs se montrent même plus exigeants avec les jeunes sur le contrat de séjour, pour leur demander de faire des démarches, d’avoir des projets, de sortir du « rien » dans lequel certains, « dépressifs », se retrouvent.

On brandit alors la menace de fin de séjour.


EG : Mais c’est pas contraire à la continuité ?


Si… Mais c’est aussi un effet pervers de la durée illimitée, ça donne le vertige aux intervenants sociaux. Du coup, nous, on ne le dit pas aux jeunes ; on a besoin de cet instrument de menace, la fin de séjour, pour avoir l’autorité suffisante et faire notre travail éducatif.

Quand la continuité se fait aux marges du droit, l’inconditionnalité du séjour perd du terrain devant la contrepartie. Le travail éducatif se pense comme une mobilisation des individus, dans laquelle la stabilité de l’habitat est un support de négociation, et non un droit légitime et non négociable. Le souci institutionnel de « ne pas trop protéger » pour « rendre autonome », et plus particulièrement de ne pas accorder un droit inconditionnel à un habitat durable, entre en affinités avec la mise en place des « nouvelles règles du social » (Astier, 2007). Si on porte une attention précise aux expériences des intervenants sociaux des hébergements fonctionnant sur une durée de séjour adaptée aux besoins des individus, la faible légitimité d’un habitat gratuit et sans durée fixe prend plutôt la forme d’un désarroi des professionnels du social face à cette temporalité continue (« il faut bien faire quelque chose ! »), désarroi provenant de l’ancrage de leurs habitudes éducatives dans le modèle de l’échange [26]. Ce désarroi se retrouve dans les multiples réglementations et pratiques de contrôles organisant la vie quotidienne en collectivité : les entraves aux libres allées et venues, les règles encadrant les visites extérieures, les visites impromptues dans les chambres (Grac, 2010). Les intervenants sont pris dans la tension entre ouvrir un espace de repos à des personnes vues comme épuisées par l’urgence, et les empêcher de se sentir « chez elles ».


Cette faible légitimité trouve aussi des éléments explicatifs dans ce qui apparaît comme une morale temporelle séculaire. L’histoire du secours des vagabonds et mendiants, et plus précisément celle de la durée de séjour en hébergements, montre que la durée limitée existait déjà comme règle dès la fin du XIXe siècle dans les asiles de nuit (tant philanthropiques que municipaux), bien que l’activation n’existât pas en tant que discours théoriquement articulé (Katz, 2008 ; Brodiez-Dolino, 2013). La responsabilisation des assistés, qui passe ici par une mise en négociation de la durée de séjour contre des « démarches », ne peut donc pas être interprétée comme une « cause génétique » (Durkheim, [1895] 2007) de la durée limitée d’hébergement : d’autres causes et raisons rendent compte de l’émergence de cette norme temporelle d’accueil, en particulier l’absence de reconnaissance d’un droit inconditionnel à jouir d’un habitat continu. La morale selon laquelle l’habitat autonome et durable n’est accessible que par le marché semble encore bien présente. Il n’empêche que cette grammaire de la responsabilisation est congruente, dans sa signification, avec ces pratiques de rationnement temporel, et qu’elle leur sert aujourd’hui d’appui et de justifications ; elle peut donc plutôt être vue comme une « cause fonctionnelle » (ibid.) du maintien de l’hébergement ponctuel.

 4. Conclusion. La continuité choisie : une démarchandisation possible de l’habiter ?

En partant de la règle de durée de séjour en hébergement pour analyser certaines temporalités de l’urgence sociale, il est possible d’affiner un idéal type implicite qui oriente nombre des travaux actuels sur l’urgence en général. Celle-ci serait une réaction rapide, traitant un problème dans la précipitation sur un horizon de court terme et selon un rythme saccadé, au gré de crises imprévues. Dans cette action modélisée, tout se passe comme si la règle de réactivité emportait sur son passage les autres temporalités de l’action dans une frénésie erratique. Or cet idéal type de l’urgence-frénésie mêle implicitement quatre temporalités analytiquement distinctes : le degré plus ou moins fort de réactivité, le rythme plus ou moins continu de l’intervention, le tempo plus ou moins rapide d’accomplissement du secours et la temporalisation plus ou moins focalisée sur le présent immédiat.


La réactivité constitue la règle commune à l’ensemble des cas d’action publique d’urgence. Sans obligation ressentie de réagir rapidement, pas d’urgence (Bouton, 2013, p. 103-104). Des dispositifs de réactivité s’organisent pour repérer, identifier et intervenir au plus vite sur les situations problématiques. Dans le cas de l’urgence sociale, la situation de sans-abri a été définie comme une « détresse », légitimant ainsi une action non seulement inconditionnelle (Gardella, 2014) mais aussi réactive, afin de stopper au plus vite le processus de dégradation corporelle et psychique des individus. Ce sont les dispositifs du 115 et des équipes mobiles, qui doivent donner une réponse immédiate et rapide aux sans-abri (Cefaï, Gardella, 2011). Cette règle peut avoir pour conséquences, dans l’hébergement social, un raccourcissement des durées de séjour et donc un rythme d’habitat discontinu. Mais cette relation entre d’un côté l’exigence de réactivité, et de l’autre rythme discontinu, tempo accéléré et temporalisation rétrécie n’est pas mécanique. Elle s’explique si on tient également compte de la rareté des ressources, des critères de justice locale et de la faible légitimité d’un hébergement durable et gratuit en dehors de l’économie de marché.


Le rythme de l’action d’urgence n’est donc pas nécessairement contraint et discontinu [27]. Écologie et sans-abrisme sont analogues de ce point de vue : s’il faut réagir rapidement pour viser des effets de long terme, l’action semble efficace quand elle est continue dans le temps. La continuité rythmique est valorisée au sein de l’urgence sociale, dans les pratiques de travail de rue (Gardella, 2010) ainsi que, on vient de le voir, dans les possibilités d’habitat offertes par les hébergements à des personnes fortement démunies.


Les deux autres temporalités de l’action d’urgence, qui n’ont que trop peu été abordées dans cet article, se distinguent, elles aussi, du modèle de l’urgence-frénésie. L’urgence n’est pas toujours réductible à un tempo élevé. Dans l’urgence, il faut parfois se hâter d’agir lentement. La réactivité ne correspond pas forcément à une intervention qui se déroule à grande vitesse. Aller au plus vite auprès des sans-abri ne signifie pas pour autant intervenir rapidement sur eux, que ce soit pour leur procurer des biens de survie (Cefaï, Gardella, 2011) ou, comme on l’a vu dans cet article, pour leur garantir un habitat .


S’il faut parfois se dépêcher d’agir lentement, il est aussi possible d’être réactif pour enclencher une intervention qui ne se focalise pas uniquement sur le présent immédiat mais qui englobe une grande variété d’horizons temporels. Dans l’urgence, la temporalisation du présent, c’est-à-dire la plus ou moins grande ouverture entre le champ d’expérience et l’horizon d’attente (Koselleck, [1979] 1990), n’est pas forcément rabattue sur le court terme. Encore une fois, le cas de l’écologie est typique de cette dissociation entre réactivité et horizon temporel : le compte à rebours a commencé, il faut donc être réactif, mais l’action vise le long terme. Le cas du sans-abrisme (Choppin, Gardella, 2013, p. 11-37) est clair sur ce point : l’aide d’urgence vise à servir de tremplin pour les individus à sortir de cette situation, en portant attention à l’épaisseur temporelle de leur expérience, tant passée que projetée (Ravon, 2008).


Appréhender sociologiquement l’urgence comme une chronopolitique reviendrait donc à réaliser trois opérations : d’abord, distinguer ces quatre temporalités, par lesquelles une chronopolitique peut se caractériser sur les diverses scènes où elle s’exerce ; ensuite, analyser dans quelle mesure l’exigence de réactivité, incontournable dans toute action d’urgence, a des effets sur les autres temporalités de l’action institutionnelle ; enfin, observer comment ces diverses temporalités se synchronisent ou se désynchronisent avec les temporalités des individus visés par l’action publique. L’analyse d’une action publique d’urgence comme une chronopolitique se fait, dans le cas analysé dans cet article, en entrant par les institutions, mais il est bien sûr possible de partir des personnes visées par l’action publique.


Ces temporalités de l’action d’urgence ne délimitent pas un cadre objectif, stable, indépendant des expériences, dans lequel les événements se dérouleraient sans l’affecter. Elles sont plutôt des cadrages temporels de l’expérience (Goffman, 1991), des catégories de l’action (Laborier, Trom, 2003). Dans la perspective d’une pragmatique temporelle, ces cadrages orientent l’attention des enquêteurs sur la façon dont diverses temporalités constituent des supports de bien-être temporel et des épreuves, exercent un pouvoir et une domination, font l’objet d’arrangements et de négociations, ouvrent des disputes et des controverses. Au terme de ce travail, j’avancerai que l’analyse des règles temporelles, leur institutionnalisation comme leurs usages, donne accès à des tensions morales et politiques centrales dans l’action publique.


Entrer dans la relation d’assistance par la durée de l’aide et évaluer à quel point celle-ci est choisie ou subie (Dubar, 2004) par les « bénéficiaires » contribue à approfondir l’analyse des rapports entre le devoir des aidants et le droit des aidés (Simmel, [1908] 1998). En particulier, observer l’aide publique d’urgence aux plus démunis en entrant par la durée d’hébergement ouvre un problème moral et politique qui interroge frontalement, à partir de ses conséquences, l’institutionnalisation libérale du droit de propriété : celui de la reconnaissance d’un droit inconditionnel à habiter indépendamment du marché, à un moment historique où la crise du logement s’est depuis longtemps transformée en exclusion structurelle.


Au vu des conséquences sur les individus les plus démunis de la chronopolitique ponctualiste, réponse à l’exclusion du logement, une question normative émerge : est-il juste de réserver la possibilité d’habiter de façon continue, dont le logement est la forme historique actuellement dominante, à la sphère du marché, et plus globalement, de l’argent ? Le concept de « démarchandisation » est alors utile, évaluant le « degré auquel les individus, ou les familles, peuvent maintenir un niveau de vie socialement acceptable en dehors d’une participation au marché » (Esping Andersen, [1990] 1999, p. 54). Reprenons trois des principaux critères par lesquels G. Esping-Andersen définit ce concept (ibid., p. 66-74) : la largesse des règles d’éligibilité ; le niveau de remplacement par rapport au marché ; la durée de bénéfice. Si on prend l’urgence sociale à partir des normes récentes qui orientent l’action publique, la démarchandisation est en marche : le critère de justice, l’inconditionnalité, est large ; les travaux d’ « humanisation » rapprochent l’hébergement des normes du logement ; le principe de continuité, reconnu dans le droit, adapte la durée d’habitat aux besoins individuels. Contre toute attente, s’esquissent dans le giron de l’urgence sociale des promesses de possibilités d’habiter émancipées de la domination du marché.


Mais l’effectivité de cette démarchandisation de l’habitat n’est pas assurée, parce que le principe de la continuité n’est pas défini dans le cadre d’une politique de l’habiter mais dans celui d’une mise en attente, d’une temporisation des individus et familles les plus précaires ; la continuité est proposée comme un sas avant l’accès au marché du logement, un sas instable, où la fragmentation vient rappeler que le droit au temps de l’habiter n’est pas (encore) inconditionnel. La persistance d’une durée de séjour désynchronisée des besoins individuels pourrait alors s’interpréter comme un vecteur de la marchandisation de l’habiter, contribuant à réserver la continuité choisie de l’habitat à ceux qui ont le bien dominant dans la sphère marchande ; à savoir l’argent. À l’aune des critères de l’égalité plurielle de Walzer ([1983] 1997), cette chronopolitique de l’habiter paraît injuste : l’argent ne devrait pas être le bien dominant dans la sphère de ce besoin fondamental. Le cas de l’hébergement social interroge donc les possibilités d’habiter, inventées et garanties par nos institutions en dehors de l’économie de marché.

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Notes

[1Je tiens à remercier les deux relecteurs anonymes de la revue Temporalités et les coordinateurs du numéro, dont les remarques m’ont aidé à préciser mon propos. Je suis aussi redevable des retours que les chercheurs de l’ISP-Cachan ont faits suite à une présentation de cette proposition d’article lors d’un séminaire. Je remercie aussi toute l’équipe du séminaire « Actions publiques d’urgence » qui a nourri ma réflexion pendant deux ans, et plus particulièrement Frédéric Vagneron, Camille Lancelevée, Pascale Laborier, Laurence Dumoulin, Frédérique Chave ,Benoit Bastard et Mauricio Aranda. Toutes les erreurs ou imprécisions me sont en revanche imputables. E.G.

[2La dépénalisation des délits de vagabondage et de mendicité en juillet 1992 est une étape importante dans l’institutionnalisation de l’assistance pour les personnes sans-abri. Mais les pratiques répressives ne se sont pas tant évanouies qu’elles se sont transformées : le travail obligatoire (depuis le modèle anglais des workhouses) et l’emprisonnement ont aujourd’hui pris la forme des arrêtés municipaux dits « anti-mendicité » et des pratiques de déplacement par les forces de l’ordre (Soutrenon, 2001 ; Gardella, Le Méner, 2005).

[3Appelées parfois « maraudes », parfois « équipes de rue », ces équipes mobiles vont à la rencontre des personnes sans-abri dans les espaces publics, pour proposer des biens de survie (nourriture, duvets, vêtements), des soins de santé primaires ou des places d’hébergement.

[4Le 115 est un service téléphonique d’urgence gratuit, fonctionnant en continu (24h sur 24, tous les jours de l’année), en général géré par une association financée par l’État. Ses missions principales sont l’orientation les appelants et la distribution des hébergements selon les besoins et les possibilités.

[5La chronopolitique est un concept « sensibilisateur » dans le sens précis que lui donne Blumer, quand il distingue cette classe de concepts des definitive concepts : « Whereas definitive concepts provide prescriptions of what to see, sensitizing concepts merely suggest direction along which to look » (1954, p. 7). En ce sens, loin de fermer l’enquête en établissant une relation stable entre des phénomènes temporels, la chronopolitique invite au contraire à approfondir sur chaque terrain les relations entre temporalités institutionnelles et temporalités individuelles.

[6Entre 6 000 et 10 000 selon les années, d’après les données de la DGCS.

[7À Montréal, deux des trois centres d’hébergement d’urgence imposent un nombre maximum de 15 nuits par mois à chaque individu (Grimard, 2011).

[8Cette explication vaut aussi pour les centres où les personnes peuvent passer plusieurs nuits, puisque chaque soir, un turn-over interne est organisé entre les chambres.

[9Entretien réalisé le 11 juillet 2011 avec la responsable d’un centre d’hébergement d’urgence fonctionnant selon la règle de la « remise à la rue ».

[10Les appels effectivement pris par le 115 de Paris représentent 12 % des appels passés en 2005 et 20 % en 2006 (Observatoire du Samu social de Paris, 2008). C’est une expérience tristement commune que l’absence de réponse par le 115.

[11Entretien que j’ai réalisé le 20 avril 2006 à l’accueil de jour du Samu social de Paris. Le nom a été modifié.

[12Ce centre géré par le CASVP est aujourd’hui localisé dans le 14e arrondissement.

[13Cette mobilisation a émergé à l’automne 2006 sur les rives du canal Saint-Martin, à Paris et a conduit, comme on va le voir dans la section suivante, au vote de la loi instituant le droit au logement opposable, en mars 2007.

[14Entretien avec Martin Choutet le 19 décembre 2009 dans les locaux de la Dihal (Délégation interministérielle à l’hébergement et au logement des personnes sans-abri et mal logées).

[15Cet engagement ne s’est pas démenti par la suite : la diffusion de documents informant les associations et les usagers concernant ce droit, ainsi que l’organisation d’une Conférence de consensus en novembre 2007 où le principe de continuité est en bonne place dans les conclusions du jury.

[16Le droit au logement opposable, revendication la plus médiatique de la mobilisation des Enfants de Don Quichotte, était porté depuis 2002 par le Haut comité au logement des personnes défavorisées (instance créée en 1992 suite à la loi Besson sur le logement de 1990).

[17L’argument économique est mobilisé par la Cour des Comptes depuis plusieurs années. Déjà dans son rapport public de 1999, elle relève que le coût de l’hébergement temporaire, utilisé pour résoudre certaines crises faisant suite à des mobilisations du DAL, est près de trois fois plus élevé que celui du relogement immédiat.

[21Entretien avec une assistante sociale du SAMU social de Lyon, engagée dans la défense de la cause de la femme arménienne, le 15 juillet 2010.

[23Je remercie Camille Lancelevée de m’avoir fait découvrir ce travail lors du séminaire « Actions publiques d’urgence » organisé à l’ISP-Cachan entre 2011 et 2013.

[24Comme me l’a déclaré un chargé de mission de la Direction générale de la cohésion sociale (à l’époque DGAS) dans un entretien réalisé le 12 novembre 2009. L’argument de « l’appel d’air » est aussi publiquement invoqué par le secrétaire d’État au Logement, dans une table ronde datée de septembre 2011 (http://rue89.nouvelobs.com/2011/12/28/loger-plutot-quheberger-en-urgence-ou-en-est-la-france-227777, page consultée le 8 mai 2014. Le passage concerné commence à 8’50).

[25Entretien que j’ai réalisé le 22 juillet 2011 dans le bureau de la directrice.

[26J’ai enquêté dans trois centres différents pour mener des entretiens avec des intervenants sociaux : dans l’un des tout premiers centres de stabilisation d’Île-de-France, dans un ancien centre d’urgence passé en stabilisation et dans un centre d’urgence passé à la continuité. L’un des points de convergence est ce désarroi face à des situations qui sont appelées à s’éterniser dans ces dispositifs encore majoritairement vus comme temporaires.

[27Faire le départ entre tempo et rythme est décisif pour distinguer les différentes dimensions temporelles de l’action d’urgence. Dans les limites de cet article, je ne peux que souligner ma dette vis-à-vis du travail stimulant de Pascal Michon (2005) qui forge un concept proprement qualitatif de rythme, non réductible à la métrique, par définition quantitative, du tempo.

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