Ce texte est tiré du second chapitre de la thèse de Benjamin Pradel que l’on pourra trouver dans son intégralité ici. Les références bibliographiques ont été regroupées là.
Le concept de rythme n’apparaît pas dans les dictionnaires de sociologie alors qu’il a été au centre des préoccupations de plusieurs auteurs fondateurs de la discipline comme Marcel Mauss, Émile Durkheim, Maurice Halbwachs, Henri Hubert, Henri Beuchat mais aussi Georges Gurvitch ou André Leroi-Gourhan. La plupart de ces auteurs aborde le rythme à partir de sa définition platonicienne. Adoptant une posture plutôt holiste, ils observent, dans les variations périodiques de la morphologie sociale des groupes et des sociétés, les indices de l’existence d’une loi sociale du rythme reflétant le caractère homéostatique des sociétés. Le lien qu’ils élaborent entre rythme collectif, temps social et variations du milieu ambiant est remis en question par le passage des sociétés traditionnelles à la morphologie sociale rythmée, aux sociétés modernes et urbanisés à la morphologie sociale plus indéterminées. La pertinence de cette remise en question et de cette rupture est l’objet de nos interrogations.
1. Le rythme social traditionnel
1.1 Le rythme platonicien comme référence
Depuis Démocrite jusqu’à Hérodote le rythme renvoie d’abord à une « forme distinctive, figure proportionnée » ou encore un « arrangement caractéristique des parties dans un tout ». De toutes les définitions antiques, celle sur laquelle repose la définition la plus connue et utilisée par les sociologues qui ont étudié le rythme social au début du XXe siècle, est celle donnée par Platon qui associe la forme du mouvement et la mesure (Kahn & al. 2007). Le rythme platonicien « c’est l’ordre dans le mouvement, le procès entier de l’arrangement harmonieux des attitudes corporelles combiné avec un mètre qui s’appelle désormais rhuthmos » (Benveniste, 1974, p. 334). Cette acception est également celle du Larousse qui définit le rythme comme « le retour, à des intervalles réguliers dans le temps, d’un fait, d’un phénomène ». C’est aussi la première définition de l’ATLIF où le rythme correspond à une « répétition périodique (d’un phénomène de nature physique, auditive ou visuelle) » qui peut prendre son origine dans des phénomènes naturels ou des artefacts mécaniques. C’est enfin la définition du Petit Robert où le rythme est un « mouvement régulier, périodique, cadencé ». Cependant, nous soulignons dès à présent que définir le rythme, c’est entrer dans un débat philosophique qui perdure depuis la Grèce antique. Nous n’avons pas la prétention de refermer ce débat. Il s’agit de le transposer dans le contexte de la recherche actuelle afin de trouver une position médiane qui permette de préserver sa richesse pour expliquer le fonctionnement temporel de la vie sociale, à l’échelle individuelle et collective. Le débat oppose les positions héraclitéennes et atomistes d’une part, et les positions platoniciennes et aristotéliciennes d’autre part. Pour les premiers, l’univers est toujours en mouvement, s’écoule, et le rythme ne s’accommode pas de l’idée de mesure, de régularité, de cycle qui sont des concepts propres à l’homme ; pour les seconds, il n’est pas de changement sans quelques persistances et régularités, et le rythme possède intrinsèquement une dimension périodique, relative à l’homme. Le rythme héraclitéen est plutôt de nature allochrone parce qu’il insiste sur l’irrégularité des phénomènes. Il peut s’appliquer à la nature animale de l’homme. Le rythme platonicien est plutôt de nature isochrone parce qu’il introduit une égalité de durée entre différentes séquences qui se succèdent dans l’observation de ces mêmes phénomènes. Il peut s’appliquer à la nature sociale de l’homme.
Adopter la périodicité comme fondement du rythme, c’est donner à la répétition le pouvoir de produire de l’harmonie à travers l’idée métrique. Cela implique l’engagement d’une comptabilité métrique dans l’observation, la détection et la définition du rythme. En associant le rythme au mètre, compris comme un étalon, une unité qui permet de reconnaître l’ordre dans le mouvement, le rythme s’éloigne d’une nature subjective et d’une forme irrégulière. Il entre dans l’ère de la raison partagée dans un ensemble de symboles relatifs les uns par rapport aux autres. Le rythme est susceptible d’être mesuré dès lors qu’on applique au déroulement des choses une grille de lecture qui permet de dissocier les régularités dans la succession des phénomènes étudiés dans une perspective diachronique. En effet, si la reconnaissance d’un rythme en appelle à un processus d’évaluation d’une grandeur ou d’une quantité, par comparaison avec une autre de même espèce, prise comme terme de référence, alors le rythme n’existe que par convention sociale. Il n’existe pas en soi. Pour appréhender le rythme, l’homme doit ainsi le réifier grâce à un univers de signes maîtrisables, un système de mesure relativement stable, qui fait entrer tout phénomène dans l’univers social. Cette convention s’observe par exemple dans les formes de spatialisation de séquences identiques qui constituent les symboles du temps. Ils sous-tendent l’idée d’une détermination sociale du temps à travers le rythme ou plutôt d’une co-détermination entre le temps et le rythme. Le relativisme de cette approche du rythme découle d’une vision toute sociale de ce dernier et place la connaissance à la hauteur de la nature humaine et non en dehors.
C’est cette définition platonicienne du rythme comme succession de périodes marquées par des ruptures significatives et régulières dans le déroulement continu des phénomènes qui est la base de la définition des rythmes sociaux pour Marcel Mauss et Émile Durkheim. Chez ces auteurs, le rythme est une loi sociale qui préserve la société et la fonde à travers l’alternance périodique de phases de concentration et de dispersion de la morphologie sociale.
1.2 Le rythme collectif périodique comme loi sociale
Pour Émile Durkheim, « le rythme de la vie collective domine et embrasse les rythmes variés de toutes les vies élémentaires » (2002, p. 415). Le rythme est un fait social qui s’impose aux conduites individuelles. Il est le produit de la vie collective et détermine le temps social. En s’exprimant dans des moments rituels revenant à intervalle régulier dans le temps long, il sert de référence à la localisation de chacun dans la durée et dans le collectif. Cette approche fait du rythme collectif une loi sociale dévoilant le caractère homéostatique de la société et ici des communautés à solidarité mécanique. Le rythme est un élément fondateur de la vie en société à travers les « nécessités périodiques de la réfection collective » (Durkheim, 2002, p. 415). Le corps social, en tant que groupement humain, ne peut perdurer dans un état constant d’atomisation de ses membres dans l’espace et le temps. Les fêtes et les rites, en tant que rassemblements, produisent d’intenses moments d’effervescence qui dépendent du fait même que le groupe est assemblé, et non des raisons pour lesquelles il est assemblé. Or il « n’est pas de religion ni, par conséquent, de société qui n’ait connu et pratiqué cette division du temps en deux parties tranchées qui alternent l’une avec l’autre suivant une loi variable avec les peuples et les civilisations » (2002, p. 300). Ainsi, Durkheim voit dans le fait religieux et ses rassemblements périodiques l’origine même des sociétés, un fait social propre à toute forme de groupement humain. La religion et la société étant les deux faces d’une même pièce, la raison du rassemblement est le rassemblement lui-même et sa périodicité, nécessaire à la préservation de la société dans le temps long, explique la morphologie sociale rythmée des formes de groupements humains.
Marcel Mauss affirme également que la totalité sociale possède une morphologie temporelle rythmée qui s’impose comme une loi universelle de la vie en société. Dans son Essai sur les variations saisonnières des sociétés eskimos, il explique que les sociétés territorialisées changent de forme spatiale pour leur propre survivance dans un rapport synchronique avec les variations de leur milieu ambiant. Dépassant l’approche proprement sacrée des rythmes chez Durkheim, il conclut à l’existence d’une « grande loi qui assure non seulement la vie religieuse mais la vie sociale tout entière : la loi du rythme collectif » (Mauss, 1904, p. 52). L’idée de variabilité dans l’espace-temps de la morphologie sociale des groupements humains possède « une généralité que l’on ne soupçonne pas au premier abord » (Mauss, 1904, p. 56). Le rythme social s’exprime dans les alternances formelles de répartition géographique du groupe sur un territoire qui relève d’une nécessité de survie. Le peuple eskimo est nomade et dispersé lors des saisons d’abondance du gibier et devient sédentaire et regroupé lorsque celui-ci se fait plus rare. Ce rythme de la vie collective détermine temporellement les comportements individuels et correspond aux variations saisonnières. Mais pour Mauss, le rythme social n’émane pas des variations saisonnières, il prend naissance dans la vie collective. Le rythme social s’explique par l’existence même du groupe et inversement, le rythme social produit le groupe dans un rapport interactif. Sans la loi générale du rythme, la société n’existerait pas.
Enfin, Maurice Halbwachs dans La mémoire collective chez les musiciens souligne cette dimension intrinsèquement sociale du rythme périodique en s’intéressant au langage. Le rythme du langage n’est pas un phénomène extérieur à l’homme qui aurait trouvé dans la nature un mode de succession des phénomènes tel qu’il en ressorte un rythme particulier, à partir duquel il va développer le langage. Halbwachs voit dans la production du langage, nécessaire à la vie en groupe, l’expression du rythme tel qu’il ne résulte que d’une disposition sociale. Le rythme est « ce qui nous permet de distinguer les parties de la phrase et les mots qui, sans cela, se fondraient l’un dans l’autre et ne nous présenteraient qu’une surface continue et confuse sur laquelle nôtre attention n’aurait aucune prise. Nous sommes de bonne heure familiarisés avec la mesure. Mais c’est la société, et non la nature matérielle qui nous y a pliés ». (Halbwachs, 1939, p. 14). Le rythme est dicté par la forme des mots, leur consonance, la structure des phrases réglées par des conventions sociales dans une perspective de compréhension mutuelle. Le terme de mesure n’est pas anodin car il renvoie directement à la définition platonicienne et périodique du rythme. Le rythme du langage est une convention qui permet l’échange compréhensif et fonde le social, autant qu’il découle du social car il n’existe pas, dans la nature, d’idée de mesure. Par souci de clarté, nous pouvons opposer cette approche sociale du rythme à celle d’André Leroi-Gourhan pour qui le rythme du langage s’ancre avant tout dans la spécificité morphologique et fonctionnelle du corps humain (Bidet, 2007) et donc dans sa nature biologique.
Le rythme est de nature proprement collective et l’individu solitaire ne saurait en être pourvu. Sans rythme il est difficile de penser l’existence même des sociétés humaines. La religion, les saisons ou le langage ne sont que des supports à la loi du rythme qui affecte la morphologie sociale. Le rythme social, parce qu’il impose aux individus une activité collective régulière et commune, les dispose au partage d’une mesure collective du temps et de la durée. Si nous partageons l’idée que le rythme collectif est nécessaire à la persistance des sociétés et des groupes, nous nous éloignons de la posture holiste et déterministe adoptée par ces auteurs. Cependant, Durkheim lui-même s’en éloigne dès qu’il affirme que « s’il y a un rythme de la vie collective, on peut être assuré qu’il y en a un autre dans la vie de l’individuel, plus généralement, dans celle de l’univers. Le premier est seulement plus marqué et plus apparent que les autres. » (2002, p. 28). L’individu n’est pas seulement déterminé par le rythme, mais il s’y engage en participant à un « instant fugitif où la société prend, où les hommes prennent conscience sentimentalement d’eux-mêmes et de leur situation vis-à-vis d’autrui » (Mauss in Michon, 2005a, p. 429). Si dans les sociétés traditionnelles la non-participation aux rythmes était sanctionnée par une forme de marginalisation sociale ayant pour but de prévenir l’anomie, il n’en est plus de même dans les sociétés modernes. Il s’agira de prendre en compte cette marge laissée à l’individu pour se dégager ou s’insérer dans les groupes et la société auxquels il appartient.
1.3 Variation de la morphologie sociale et socialisation collective
Marcel Mauss définit la morphologie sociale comme le substrat matériel des sociétés, la forme et la densité de leur établissement sur un territoire ainsi que l’ensemble des choses qui servent de siège à la vie collective (Mauss, 1904). Les variations de densité de la morphologie sociale renvoient aux variations de la distance physique entre ses membres. Si nous pouvons penser des états médians, le rythme social est identifié dans l’alternance entre deux états extrêmes de la morphologie sociale. La plupart du temps distants les uns des autres, les individus appartenant à une même société ou groupe social se regroupent ponctuellement selon des rythmes réguliers. Mauss explique ainsi que « la vie sociale ne se maintient pas au même niveau aux différents moments de l’année ; mais elle passe par des phases successives et régulière d’intensité croissante et décroissante, de repos et d’activité, de dépense et de réparation […]. De là ce rythme de dispersion et de concentration, de vie individuelle et de vie collective » (1904, p. 473). Dans Mélanges d’histoire des religions : Essai sur la nature et la fonction du sacrifice, il décrit le rythme des cycles sacrificiels selon la même approche « Le mythe d’Osiris dont les membres épars étaient rassemblés par Isis est une image de ce rythme et de cette alternance. » (Hubert & Mauss, 1899, p. 71). Durkheim définit également le rythme social par l’alternance entre « les mouvements de concentration ou de dispersion de la société » (Durkheim, 2002, p. 415). Le rythme social s’identifie, sur le terrain, par l’observation des rassemblements réguliers des membres d’une société ou d’un groupe et c’est de cette manière que nous l’avons abordé par le travail d’enquête.
L’alternance de ces phases correspond à un phénomène d’agrégation des individus qui, considéré d’une manière quantitative, peut être un support de socialisation collective. La socialisation, c’est-à-dire le processus par lequel l’individu intériorise un certain nombre de valeurs, de normes de comportement, de savoirs, qui lui permettent tout à la fois de se forger sa personnalité et de vivre avec les autres, peut procéder d’une situation de densité sociale particulière. La concentration est synonyme de réduction des distances physiques entre les individus ce qui augmente potentiellement les échanges interpersonnels en densifiant les rapports de face-à-face et les interactions, qu’elles soient verbales, visuelles ou corporelles. Durant ces concentrations, émerge un vivre ensemble mais surtout un faire ensemble. Mauss explique ainsi que « derrière le simple fait du rythme apparaît une réalité sociale, un groupe déterminé d’individus chantant et dansant. Le rythme, faculté d’ensemble, vient directement d’une action faite ensemble » (Mauss & Beuchat, 1904). Ce faire ensemble à travers la concentration du corps social relève d’un « besoin qui s’affirme parfois avec une énergie particulière : on s’embrasse, on s’enlace, on se serre le plus possible les uns contre les autres » (Durkheim, 2002, p. 380). Mais à la dimension quantitative du rythme social supportant une forme de socialisation s’ajoute une dimension qualitative.
La socialisation collective portée par le rythme social traduit deux états qualitatifs de la vie sociale. Pour Durkheim, la forme dispersée des sociétés correspond à un moment où l’activité économique domine et où les individus vaquent à leurs occupations quotidiennes tandis que sa forme concentrée correspond à un moment où l’activité religieuse et sociale domine et s’inscrit dans des espaces suivant des temporalités précises. Les moments de concentration, moments où la vie sociale domine pour Durkheim, phase d’intensité de la vie sociale pour Mauss, sont considérés comme des temps forts par opposition aux temps faibles qui s’insèrent entre eux.
Il ne suffit pas d’opérer une comptabilité des participants pour définir l’intensité de ces temps forts. Le rassemblement produit et augmente une disposition particulière à la sociabilité du sujet vis-à-vis de ses semblables. En effet, une des conséquences du rapprochement des individus est « de multiplier entre eux les contacts et de les rendre plus intimes. Par cela même, le contenu des consciences change » (Durkheim, 2002, p. 497). Ce changement des consciences s’apparente à une forme d’effervescence de la vie psychique individuelle qui se transforme pour accueillir le semblable (celui qui appartient à la même communauté) et le différent (ego dans son individualité). La transformation de la posture mentale dans la relation à l’autre, qui caractérise l’individu dans le rassemblement, est retenue ici comme un élément central du rythme. La seconde dimension qualitative est contenue dans l’idée de culte et de rite. Les phases de concentrations rituelles permettent « de resserrer les liens qui attachent le fidèle à son dieu, du même coup elles resserrent réellement les liens qui unissent l’individu à la société dont il est membre, puisque le dieu n’est que l’expression figurée de la société. » (Durkheim, 2002, p. 220) À travers le rythme collectif c’est la société qui préserve ses chances de survie en renforçant sa cohésion. Le rythme lie l’individu, considéré comme un organisme isolé de son entourage, à un groupe dans une relation non continue.
Le rythme social provient de l’alternance entre concentration et dispersion, entre vie publique et vie privée, engagement et distanciation dans le groupe. La variation rythmique de la morphologie spatiale des sociétés selon les variations de la nature représente une première forme de spatialisation du temps. Elle produit un équilibre entre vie individuelle et vie collective permettant la socialisation de chacun, sans être ni toujours isolé, ni toujours rassemblé. Un tel équilibre morphologique existe-t-il encore dans le fonctionnement des sociétés modernes souvent promises à un processus d’atomisation de la vie sociale ? La morphologie sociale des sociétés est cohésive parce qu’elle est aussi une morphologie temporelle et spatiale qui varie selon des phases rythmiques de concentration et dispersion. Ces analyses se situent à l’échelle de petites communautés sans moyen de dématérialisation de l’interaction. Les moyens modernes de communication et de localisation spatiotemporelle rendraient-il alors caduc le besoin d’alternance entre des phases de concentration et de dispersion des sociétés ? Les sociétés modernes ne ressentiraient-elle plus la nécessité sociale de calquer leurs rythmes sur les variations de la nature environnante dont elles se sont affranchies par la technique ?
2. Rythme social et synchronie avec le milieu ambiant
La structure périodique du rythme social est attribuée à la nécessité de cohésion du groupe et plus largement à l’idée de sacré. Cependant, la régularité des phases de concentration et de dispersion plonge ses racines dans la relation que la société entretient avec son environnement naturel direct. Il existe un lien étroit entre le développement du rythme social et la nature, à travers le rapport vital et théologique qu’entretient l’homme avec le milieu ambiant (Bidet, 2006). La dépendance des sociétés eskimos à la variabilité des ressources naturelles explique que leur rythme social soit synchrone avec les saisons. Mauss remarque que le rythme social correspond au cycle animal de reproduction du gibier. Les moments de dispersion sociale sont en phase avec les périodes de chasse et de pêche en été tandis que les moments de concentration du groupe correspondent à la raréfaction du gibier en hiver et oblige au partage des ressources. De même, les sacrifices autour du mythe d’Osiris s’articulent avec les temps de la vie agricole calqués sur les variations saisonnières : « Le sacrifice contenait en lui-même, abstraction faite du retour régulier des travaux agricoles, la condition de sa périodicité. » (1969, p. 71) et plus loin : « Nous savons que le sacrifice se répète périodiquement parce que le rythme de la nature exige cette périodicité. » (1969, p. 81) L’exigence de synchronisation du groupe avec les saisons pour les sociétés agraires et magiques provient à la fois d’une nécessité vitale de survie mais également d’une nécessité théologique de maîtrise d’une nature dominatrice. Pour Durkheim, « il y a une impression que l’homme ne peut pas ne pas éprouver la présence de la nature. Il ne peut pas entrer en rapport avec elle sans se rendre compte qu’elle le déborde et le dépasse. Elle l’écrase de son immensité » (2002, p. 83). L’homme ne saurait assister au spectacle des cycles de l’univers en témoin indifférent puisqu’il se place, en tant qu’observateur, au centre d’un univers nourricier et hostile, qu’il vénère autant qu’il craint.
Si le lien entre rythme social et saisons est acté, la structure périodique du rythme résiste à une explication par un déterminisme environnemental. Mauss, en souhaitant préserver la force déterminante du social, interroge plus qu’il n’affirme la prééminence du social sur l’environnemental dans l’explication des rythmes : « On en vient même à se demander si les influences proprement saisonnières ne seraient pas surtout les causes occasionnelles qui marquent le mouvement de l’année où chacune de ces deux phases peut se situer de la manière la plus opportune, plutôt que des causes déterminantes et nécessitantes du mécanisme tout entier. » (1906, p. 471) Hubert hésite également entre la nature proprement sociale ou environnementale du rythme jusqu’à ce qu’il tranche : « Hâtons nous d’ajouter que la périodicité de certains actes religieux n’a pas besoin de s’expliquer par cette logique sociale ; cependant, même lorsqu’il s’agit de fêtes agraires, on est toujours obligé d’en tenir compte ; elle s’ajoute au retour périodique des phénomènes naturels, pour déterminer leur date et leur nécessité. » (1901, p. 234) L’interrogation se retrouve chez Durkheim qui, bien que refusant de faire naître les rythmes du sacré dans le besoin humain d’assigner des causes aux phénomènes physiques extérieurs, observe la synchronisation des rythmes religieux avec les saisons. Ainsi, « comme les changements saisonniers sont, pour la nature, des époques critiques, ils sont une occasion naturelle de rassemblements » (2002, p. 334). Nous noterons au passage qu’ils sont aussi une occasion au suicide pour Durkheim. Derrière la corrélation entre variations saisonnières et taux de suicide, Durkheim explique que c’est la variation de l’intensité de la vie sociale qui est déterminante. Or, cette variation est liée au rythme de l’activité qui dépend de l’alternance des jours et des nuits et des saisons (Borlandi, 2000). Les saisons serviraient de repères qui, une fois saisies par le social, permettraient de pérenniser le rythme nécessaire à la préservation du groupe. Mais l’interrogation de la charge explicative des saisons sur le rythme social demeure car pour Mauss, « quelque certaine que soit cette influence des facteurs biologiques et techniques, nous n’entendons pas dire qu’elle suffise à rendre compte de tout phénomènes » (1906, p. 95). Le rythme social n’est pas totalement pensé en dehors de toute détermination de l’homme comme être de nature. Néanmoins, ces auteurs mettent au premier plan la dimension homéostatique des groupements humains sans reconnaître pleinement, dans cette force de survie sociale, l’importance du lien qu’ils possèdent avec leur environnement physique.
La mise au second plan d’un déterminisme environnemental pour expliquer le rythme social est un positionnement qui ne nous satisfait pas car l’homéostasie sociale n’existe qu’en rapport avec l’environnement physique. Sur cette question, André Leroi-Gourhan attribue la structure du rythme social au besoin à la fois physique et psychique d’assurer une prise du groupe sur l’univers, « de réaliser l’insertion de l’homme, à travers l’appareil symbolique, dans le mouvant et l’aléatoire qui l’entourent » (in Bidet, 2006, p. 9). Si le rythme est social, le social lui-même n’est pas un phénomène éthéré et a-contextuel. Il se construit dans un rapport étroit avec l’environnement dont la maîtrise et la compréhension par le symbole et la technique participent au processus de civilisation. En tant qu’animal social, l’homme n’est pas dissociable de son groupe d’appartenance, ni de son environnement bio-physique. Le rythme se situe à l’interaction entre le social et l’environnemental en tant qu’il permet la vie de l’homme dans son milieu d’origine autant que sa vie en collectivité. Or ces deux dimensions sont nécessaires pour la préservation de l’espèce humaine. Une totale déconnexion des rythmes de l’individu du rythme du groupe et des variations de son environnement ne serait pas pensable. Travailler sur les rythmes sociaux sur la base des travaux et théories du début du XXe siècle permet ainsi de s’interroger sur les transformations du rapport « groupes sociaux/espace physique » face à la complexification et l’urbanisation des sociétés. La distanciation des rythmes sociaux d’avec les variations environnementales (Élias, 1996) et la rationalisation technique de la détermination du temps questionnent la sociogenèse des rythmes sociaux modernes. Quels sont, parmi les éléments traditionnels du rythme, ceux qui subsistent et ceux qui disparaissent dans le rapport qu’entretiennent les sociétés modernes avec le temps ? Cette question renvoie au processus de détermination du temps. Le découpage de la durée en séquences proportionnelles toujours plus fines, liée à la maîtrise technique de l’environnement, remettrait peu à peu en cause de l’idée même de rythme social.
3. Rythme social, saisonnalité et détermination du temps
Pour Durkheim, le rythme de la vie sociale et religieuse en tant que loi universelle est à la base de la catégorie de temps. Cette loi « a amené les hommes à introduire, dans la continuité et l’homogénéité de la durée, des distinctions et des différenciations qu’elle ne comporte pas naturellement » (Durkheim, 2002, p. 300). De même, Mauss citant Hubert note que ce dernier « est arrivé récemment, à propos de l’idée de temps, à l’hypothèse d’un rythme de la vie collective qui expliquerait la formation du calendrier » (in Michon, 2005b, p. 415). La prééminence du déterminisme social du temps via la loi du rythme est remplacée par une position médiane mettant en avant l’idée de l’interaction entre l’homme et son environnement qui est constitutive des rythmes et du temps. Le rythme n’existe pas dans la nature en tant que phénomène de mesure concret mais sans les régularités observées dans la nature, le rythme et le temps social comme mesure permettant la coordination de la vie de l’homme en collectivité n’existeraient pas. La position que nous adoptons ici est aussi celle d’Élias pour qui « réalité, l’humanité, et donc aussi la “société” et la “culture”, etc. ne sont pas moins “naturelles”, pas moins parties d’un seul et même univers que les atomes ou les molécules » (Élias, 1996, p. 97).
L’observation primitive des saisons et des lunaisons a permis à l’être humain en groupe, tout entier pris dans son environnement, de faire perdurer les distinctions de la durée et de les cristalliser dans des représentations spatialisées comme le calendrier. C’est pour cela que nous pouvons parler de symboles du temps puisque le temps renvoie à un décalque de séquences observables dans la nature. Pour Norbert Élias, le temps est un instrument dont la genèse s’explique par l’existence d’un processus physique d’origine environnementale – le retour des saisons observé par un individu capable de réunir dans une synthèse conceptuelle ce qui se présente à lui comme une succession et non comme un ensemble. Ainsi, « le concept de temps ne renvoie ni au “décalque” conceptuel d’un flux existant objectivement ni à une forme d’expérience commune à l’ensemble des hommes précédant tout contact avec le monde » (Élias, 1996 p. 13). Élias s’éloigne d’un trop grand sociologisme en donnant à l’environnement un rôle indispensable dans l’apparition du temps social et en replaçant la société au sein de son territoire.
Le rythme social ne doit pas être considéré comme premier dans la chaîne causale qui mène à la production du temps social. Sa structure périodique, à la base du découpage de la durée et du temps chez Durkheim, n’existe que parce qu’elle prend comme référence les saisons. Le rythme se confond avec le temps social à travers le rapport homme/nature obligeant les sociétés à suivre les variations imposées par l’environnement. Ainsi, « les instruments de détermination du temps sont toujours des séquences observables d’événements » (Élias, 1996, p. 19). Or, les premiers événements observables dans les sociétés primitives venaient du milieu ambiant. Si, pour Durkheim, « un calendrier exprime le rythme de l’activité collective en même temps qu’il a pour fonction d’en assurer la régularité » (2002, p. 21), l’activité collective agricole primitive renvoie directement aux variations saisonnières. Ainsi le développement de l’agriculture est pour Élias, un déclencheur de la construction sociale du temps. Lorsqu’il connaît le moment du retour de la saison des pluies parce qu’il a consigné les occurrences d’apparition du phénomène et a observé sa régularité traduite dans le langage, l’homme peut maîtriser plus facilement sa production agricole, organiser les semailles, les moissons et les fêtes qui vont avec, donc les rythmes sociaux. Dans le temps primitif, les contextes sont indexés les uns sur les autres et un événement du quotidien d’origine naturelle, comme par exemple le moment où le bétail part ou rentre des pâturages, rythme la vie sociale du groupe. C’est ce qu’Evans-Pritchard appelait « l’horloge-bétail ». Le découpage de la durée provient non d’une loi immanente mais d’une observation méthodique de la marche du monde. La variation rythmique de la morphologie spatiale des sociétés selon les variations de la nature représente une première forme de spatialisation du temps qui s’ancre dans les pratiques collectives. Il y a interaction et simultanéité entre les rythmes sociaux et les variations saisonnières plus que prééminence explicative des premiers dans la détermination sociale du temps : « Le geste humain simultanéisait le ciel, en y projetant un rythme humain, appréciant les déplacements apparents des objets célestes. » (Lefebvre, 1992, p. 38)
Autrement dit, les premiers rythmes des sociétés se confondent avec l’existence des variations saisonnières prises comme séquences de base à la construction du temps social parce que l’homme est un être de nature autant que de culture. À l’arrière plan, sous le temps vécu, quotidien et cosmique il y a du cycle. Or, le premier de ces cycles qui se donne à voir à l’être humain est celui des saisons : « Le quotidien se compose de cycles et entre dans des cycles plus larges. […] Il n’y à rien de linéaire. Les correspondances dévoilées par les symboles et par les mots ont une portée ontologique. Ils se fondent dans l’Être. Les heures, les jours, les mois, les ans, les périodes et siècles s’impliquent. » (Lefebvre, 1968, p. 16) Le rapport nature/humanité dévoilé dans la production du temps social forme une ontologie. Le temps social marqué par la répétition provient de l’adaptation des hommes à des données structurelles environnementales qui leur permettent de vivre en groupe, et de le préserver par la maîtrise de l’incertitude de l’avenir. L’adaptation passe par la production d’un appareillage symbolique qui permet l’orientation dans l’espace et le positionnement dans la durée, la coordination entre les membres du groupe et la coordination de l’activité collective et individuelle avec les contraintes et les ressources de l’environnement. Cet appareillage symbolique est le temps même et l’ensemble doit être pensé dans le rapport évolutif qu’entretiennent les sociétés avec leur environnement. L’homme interprète comme des propriétés innées, non apprises de sa propre pensée, et ainsi de toute pensée, des concepts qui appartiennent au répertoire établi du langage et du savoir de son époque, mais pas de toutes les époques – et qui sont le produit d’efforts théoriques et pratiques d’une longue chaîne de génération. Penser le « temps », penser à travers la catégorie « temps », c’est-à-dire « découpage de la durée », revient à mobiliser un corpus de connaissances qui n’a pas toujours existé tel que nous le connaissons aujourd’hui : « Dans une large mesure, les hommes vivent à l’intérieur d’un monde de symboles qu’ils ont eux-mêmes créé. » (Élias, 1996, p. 70) La production de ces symboles qui découle de l’association d’un signifié et d’un signifiant n’est pas claire dans les travaux d’Élias.
En partant du psychisme individuel et non du groupe, Élias évoque la capacité cognitive de l’homme à opérer des liaisons, capacité qui lui a permise de percevoir un certain ordre dans les mouvements naturels auxquels il applique la catégorie de rythme et à partir desquels il construit le temps social. En tant que catégorie de pensée, le rythme devient un élément de compréhension et d’appropriation du monde bâti par analogie structurelle avec le milieu ambiant. Si « nous projetons un rythme dans les choses et les événements. Et [si] c’est l’homme qui projette ses schèmes de pensée sur le monde, et non le monde qui impose ses rythmes à l’homme » (Sauvanet, 2007), alors le monde environnant ne peut être écarté de l’analyse du rythme social. Les variations de la nature, en se donnant à la perception humaine, sont autant de prises permettant la « projection » de schèmes humains collectifs nécessaires à la vie sociale car l’étude de l’homme en société doit aussi, selon nous, être celle de l’homme dans son environnement. Parce qu’il trouve dans la nature les repères permettant à ses besoins d’organisation du lien social d’être satisfaits, les variations saisonnières sont utilisés par l’homme en groupe comme le support des rythmes sociaux. Pierre Sauvanet affirme que le rythme grec se dit toujours de la matière de l’homme, jamais de l’univers, mais ne nie pas que la philosophie grecque comme anthropologie du corps est toujours aussi une cosmologie en rapport avec les objets de l’environnement perçus par l’homme. Pas de rythme de l’univers donc mais des variations en liens avec la corporalité humaine, voire la société comme ensemble de corporalités, traduites symboliquement et pratiquement en termes de rythme puis de temps comme catégorie de pensée permettant la cohésion du groupe. Mais Élias ne s’interroge pas sur la manière de passer d’une capacité psychique à opérer des liaisons à l’institutionnalisation d’un temps stabilisé et commun au groupe. Entre les deux, nous évoquerons l’existence d’institutions organisant les symboles du temps dans un schéma stabilisé et normatif, enjeu de pouvoir.
La structure d’intelligibilité symbolique partagée qu’est le temps permet la vie sociale dans son milieu ambiant de référence. Le temps et ses découpages a valeur d’outil et plonge ses racines dans l’interaction entre l’être social et son environnement, l’un ne pouvant se penser sans l’autre. Cet appareillage évolue au fil des redéfinitions des relations que la société entretient vis-à-vis de son environnement, notamment à travers la rationalisation du rapport au monde, le développement technique et l’émergence de la figure de l’individu. À ce titre cette redéfinition peut être pilotée, orientée par différents pouvoirs. Les séquences symbolisées, d’abord collectives et grossièrement définies, deviennent plus précises, plus complexes et plus indépendantes des variations du milieu ambiant avec le développement d’un savoir scientifique sur le monde.
4. Du processus de désenchantement du temps : vers une marginalisation des rythmes collectifs ?
Au départ, dans les sociétés les moins avancées, « la chronologie des événements sociaux [était] largement tributaire d’observations portant sur des événements physiques récurrents extérieurs à l’homme » (Élias, 1996, p. 48). L’urbanisation, la mécanisation et la marchandisation des sociétés vont rendre de plus en plus autonomes les « enclaves sociales » vis-à-vis des échelles naturelles permettant la construction du temps social.
Dans nos sociétés hautement industrialisées et urbanisées, les relations entre l’alternance des saisons et les divisions du calendrier sont de plus en plus indirectes et lâches […] L’autonomie relative des enclaves sociales s’est considérablement accrue, sans jamais devenir absolue. (Élias, 1996, p. 48)
C’est par la montée en précision des modes de détermination du temps que ce dernier s’est éloigné de ses références collectives et naturelles. Pour Leroi-Gourhan, la domestication du temps désigne le passage d’une rythmicité naturelle à une « rythmicité régulièrement conditionnée dans le réseau des symboles calendériques, horaires, métriques » (in Bidet, 2007). Le temps social se déploie dans un dispositif symbolique fait d’intervalles régularisés, s’éloigne d’un rapport théologique et direct au monde et se substitue de manière croissante à la rythmicité du monde naturel. Leroi-Gourhan pointe alors le danger de la disparition de toute création rythmique annihilée par un conditionnement social pratiquement total et l’assujettissement des individus à une grille dans laquelle ils seraient bloqués : « Comment ce mammifère désuet, avec les besoins archaïques qui ont été le moteur de toute son ascension, continuera-t-il de pousser son rocher sur la pente s’il ne lui reste un jour que l’image de sa réalité ? » (in Bidet, p. 42)
Le relâchement du lien entre la détermination du temps et ses références naturelles cycliques et, par extension, l’affaiblissement du rôle des rythmes collectifs dans la construction de la société, est ce que Norbert Élias interprète comme un « processus de distanciation ». Le processus de distanciation se caractérise par une plus étroite adhésion à un réel objectivé et s’oppose celui « d’engagement », un plus fort investissement des symboles par l’imaginaire. Le temps ne serait plus investi d’un imaginaire particulier. Il perdrait sa valeur culturelle et collective qui, à travers le rythme, permettait la cohésion dans le groupe et le partage d’un temps commun identitaire. Ainsi, l’histoire longue de la détermination sociale du temps comme appareillage symbolique de plus en plus complexe s’apparente à une distanciation des sociétés d’avec leur environnement à travers l’objectivation scientifique de phénomènes autrefois considérés comme magiques. La structuration historique d’un système de « représentation du temps » reposant sur des segmentations fines de la durée est interprétée comme une forme de rationalisation et de maîtrise d’un monde incertain, à la fois hostile et nourricier.
Ce processus de distanciation et de désengagement mystique de l’homme vis-à-vis de son rapport traditionnel au temps ressemble au processus de « désenchantement du monde » (Entzauberung der Welt) – que nous préférerons à celui de « démagification » – qui se trouve dans l’œuvre de Max Weber. Weber travaille avec deux modalités du désenchantement du monde : la religieuse, qui correspond à l’élimination de la magie au profit des religions éthiques, et la scientifique, qui conduit à la perte du sens dans les sociétés modernes (Pierucci, 2005). Le désenchantement s’explique par un processus d’accumulation de connaissances empiriques, de développement de la science et de la domination du monde par le calcul. Il relègue le sensible et le non-utilitaire dans le champ de l’irrationnel et les place aux marges du fonctionnement des sociétés. Il évacue le besoin de comprendre les objets techniques que nous utilisons, à partir du moment où il nous suffit de pouvoir compter sur eux. Ainsi le temps ne serait plus investi d’une dimension qualitative et sociale. Il deviendrait vide et homogène et l’accroissement de la précision des instruments permettant de nous y orienter (du GSM au GPS) reflèterait cet état. Le désenchantement du monde passerait en partie par un désenchantement du temps, sa désincarnation culturelle, et renverrait les rythmes collectifs dans la sphère du folklorique, du non utilitaire, voire de l’obstacle au progrès.
Pour expliquer la rationalisation de la détermination du temps, nous mobilisons un double processus historique : celui de l’intégration progressive, via les sociétés nationales, des modes de détermination du temps dans un système de référence mondialisé ; celui de l’individualisation du rapport au temps grâce au développement de la technique et de la science. La rationalisation du temps et la question des rythmes collectifs sont en partie liés à la délocalisation progressive des références temporelles traditionnelles et locales, rendue possible par le phénomène de globalisation des sociétés. La compréhension du processus d’intégration de ces groupes, qui va de pair avec celui d’individualisation, est toujours de la plus haute importance pour le travail de recherche sociologique tant théorique qu’empirique, et pour son application à la pratique sociale (Élias, 1991). Ces deux mouvements imbriqués, qui font le grand écart entre processus individuels et processus collectifs, concernent de nombreuses dimensions constitutives des sociétés et celle de la détermination sociale du temps et des rythmes ne fait pas exception. Le sociologue doit donc dépasser les modèles de société qui prennent en compte les unités sociales correspondant à l’organisation des États ou des tribus. Il n’y a pas d’objet plus partagé par des millions d’individus répartis sur l’ensemble de la planète que le temps social. Le calendrier, les fuseaux horaires, le mode de détermination de la seconde ou la représentation linéaire du temps sont les choses les mieux partagées sur la planète, au plus par l’ensemble des États-Nation, du moins par les sociétés occidentales urbanisées. Et les États ne déterminent pas unilatéralement le temps sur leur territoire sous peine de s’extraire du système mondial notamment économique et financier. Si les pays musulmans fonctionnent culturellement sur des calendriers hégiriens, la finance de ces pays doit se référer au calendrier grégorien des bourses de Londres, Paris ou New-York pour organiser les transactions.
[À SUIVRE...]