- Le travail du temps – d’Ovide à Lamartine
- Le temps comme catégorie sociale et rythmique – Durkheim
- Les rythmes de l’individuation – Mauss – et leur effacement – Lévi-Strauss
- Les rythmes de la durée et le tempo des échanges – Halbwachs, Gurvitch – Coser, Merton
- Transformations et appauvrissement du concept de rythme dans la deuxième moitié du XXe (…)
- Trois constellations rythmiques
- Vers un nouveau paradigme scientifique dans les sciences sociales ?
- Sur les transformations récentes des rythmes de la socialité et la qualité variable de (…)
- Conclusion
Ce texte a été présenté lors du colloque « Temps de travail et travail du temps », organisé par le CRESS et Sylvie Monchatre, qui a eu lieu les 11 et 12 octobre 2012 à Strasbourg et dont on trouvera le programme ici.
Le travail du temps – d’Ovide à Lamartine
Je voudrais partir de l’expression « travail du temps » utilisée dans le titre de ce colloque. Cette expression peut être comprise de deux manières, selon qu’on y entend un génitif objectif ou un génitif subjectif. Pour ceux qui ne seraient pas familiers de ces catégories de la grammaire latine, cela signifie qu’on peut comprendre, à sa convenance, soit que le temps travaille, soit, au contraire, qu’il est travaillé.
L’idée que le temps « travaille » et emporte toute chose dans son cours est l’une des idées les plus anciennes de la culture occidentale. C’est elle qui faisait dire à Ovide à la fin du Ier siècle avant notre ère : tempus fugit – « le temps s’enfuit » (Géorgiques, 3, 284) – ou encore tempus edax rerum – « le temps détruit toute chose » (Métamorphoses, 15, 264-265.) C’est elle, encore aujourd’hui, qui est au fondement de toutes les conceptions qui font du temps un acteur universel de la vie des hommes ou du devenir de l’univers, l’acteur primordial, le rerum imperator – le maître de toute chose.
Les modernes ont essayé de rompre avec cet anthropomorphisme et cela dans deux directions principales. Avec Galilée et Newton le temps est devenu une donnée objective, conçue comme un flux universel qui s’écoule d’une manière uniforme, identique pour chacun et indépendant de tout processus extérieur. Avec Kant, puis Bergson et Husserl, qui ont repris sur ce plan des suggestions faites par saint Augustin à la fin de l’Antiquité, le temps a été, au contraire, vu comme une donnée subjective. C’est pourquoi ces derniers ont fait valoir – ce sera encore l’argument opposé par Bergson à Einstein– que l’idée d’un temps objectif n’aurait aucune signification pour nous, si elle ne s’appuyait pas déjà, respectivement, sur une « forme a priori de l’intuition », une « durée propre à la conscience », un « temps vécu » ou une « perception intérieure ».
Pourtant, en dépit de ces différences avec les conceptions traditionnelles du temps, il reste chez les modernes un attachement à l’idée selon laquelle le temps constitue un flux inexorable et universel qui s’impose à l’expérience humaine, un a priori qui, d’une manière ou d’une autre, fonde son devenir et celui de l’univers. D’où la résurgence permanente dans la modernité des figures anthropomorphiques du temps.
Ô temps, suspends ton vol ! et vous, heures propices,
Suspendez votre cours !
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours !
Le temps comme catégorie sociale et rythmique – Durkheim
La première véritable brèche dans cette conception immémoriale du temps s’est produite à la fin du XIXe siècle – et c’est la sociologie qui en a été la responsable principale. Pour Durkheim, très clairement, ce n’est pas le temps qui travaille, emporte et finalement détruit ce qu’il contient ; bien au contraire, c’est lui qui « est travaillé », organisé et finalement produit. Le « travail du temps », c’est l’ensemble des actions par lesquelles les êtres humains réunis en sociétés lui font prendre une forme intelligible. Bien sûr, le temps constitue en soi une donnée physique, mais nous ne percevons pas cette donnée à travers le filtre de notre durée intérieure ou de notre temps vécu. Contrairement à ce qu’affirment les philosophes, ces expériences ne sont pas premières et elles ne constituent pas non plus des données universelles. Le temps est une catégorie construite socialement, donc de manières différentes suivant les groupes humains et les époques. Il relève d’une explication sociologique et historique.
S’appuyant sur ses propres travaux sur le suicide (1897), ceux de Hubert sur le calendrier (1904) et ceux de Mauss sur les variations morphologiques saisonnières (1906), Durkheim montre dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912) que la catégorie de temps varie suivant les rythmes qui organisent les interactions sociales, religieuses et économiques : « Le rythme de la vie collective domine et embrasse les rythmes variés de toutes les vies élémentaires dont il résulte ; par suite, le temps qui l’exprime domine et embrasse toutes les durées particulières. […] Ce qui mesure cette durée impersonnelle et globale, ce qui fixe les points de repère par rapport auxquels elle est divisée et organisée, ce sont les mouvements de concentration ou de dispersion de la société ; plus généralement, ce sont les nécessités périodiques de la réfection collective. Si ces instants critiques se rattachent le plus souvent à quelque phénomène matériel, comme la récurrence régulière de tel astre ou l’alternance des saisons, c’est parce que des signes objectifs sont nécessaires pour rendre sensible à tous cette organisation essentiellement sociale. [1] »
On voit ici apparaître deux idées importantes. Primo, toute temporalité est construite socialement. Même le temps physique, qui nous semble aujourd’hui une donnée totalement objective, n’a pu apparaître tel qu’à la suite d’une construction sociale, liée aux mutations du fonctionnement des sociétés européennes au cours des XVIe et XVIIe siècles et aux développements, dans ces sociétés, des sciences de la nature. Le temps n’est pas une donnée psychologique naturelle et universelle ; il est une catégorie d’origine sociale et il a pour cette raison une certaine variabilité que l’on repère dans l’histoire.
Secundo, si la catégorie de temps permet de mesurer, diviser et organiser aussi bien la « durée impersonnelle et globale » du corps social que « toutes les durées particulières », c’est parce qu’elle s’appuie sur l’alternance des « mouvements de concentration ou de dispersion de la société », c’est-à-dire, précise Durkheim, sur « les nécessités périodiques de la réfection collective ». Autrement dit, la catégorie de temps a bien affaire à la durée et au vécu mais elle dérive des processus d’individuation singulière et collective et elle en reflète le rythme : « C’est le rythme de la vie sociale, dit explicitement Durkheim à la fin des Formes élémentaires de la vie religieuse, qui est à la base de la catégorie de temps. » (p. 628)
Cette double ligne de pensée s’est poursuivie, pendant tout le XXe siècle, de manières inégales nous allons le voir, tout d’abord dans l’école durkheimienne puis chez des auteurs plus éloignés d’elle.
Le premier point n’a pas posé trop de problèmes et il a été rapidement intégré dans la plupart des traditions sociologiques. On retrouve le primat du sociologique sur le psychologique quasiment inchangé, par exemple, chez Thompson (1967) [2] ou chez Elias (1984) [3], qui, pour expliquer la diffusion de la conception métrique du temps, ont insisté sur l’interaction entre l’accentuation de la division du travail social, les besoins supérieurs de coordination que celle-ci fait naître et la fabrication d’instrument de mesure du temps à la fois de plus en plus précis et de plus en plus répandus dans le corps social. Ce primat est aujourd’hui un lieu commun de la sociologie du temps [4].
Le second me semble en revanche avoir connu un sort plus contrasté et au final négatif, dans la mesure où il a été, à partir des années 1920, l’objet d’interprétations de plus en plus divergentes et où ce sont malheureusement les moins intéressantes qui ont fini par l’emporter.
Les rythmes de l’individuation – Mauss – et leur effacement – Lévi-Strauss
En 1924, Mauss publie son fameux Essai sur le don. Il y fait la synthèse de toutes ses recherches précédentes sur les variations saisonnières, la magie, la religion, en les intégrant dans une réflexion, commencée dès avant 1914, sur le Potlatch et les modes de l’échange dans les sociétés archaïques. Au centre de cette nouvelle constellation : les rythmes de la socialité évoqués par Durkheim dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse, la succession des périodes de dispersion et des moments de regroupement, qui donne sa forme fondamentale à l’échange archaïque – mais aussi les rythmes corporels (danses, rituels, visites, mouvements de toutes sortes) et les rythmes du langage (joutes poétiques, discours des chefs, prières, discussions et commentaires de tous ordres) qui sont omniprésents lors de ces périodes d’intensification de la vie sociale que constituent les Potlatchs.
L’enjeu de tous ces rythmes est toujours, dans un esprit durkheimien, « la réfection collective », à quoi Mauss ajoute une attention pour la réfection « personnelle », ce que l’on peut appeler en termes plus modernes « l’individuation singulière et collective » : « Les Kwakiutl ont installé chez eux tout un système social et religieux, où, dans un immense échange de droits, de prestations, de biens, de danses, de cérémonies, de privilèges, de rangs, se satisfont les personnes en même temps que les groupes sociaux. On y voit très nettement comment, à partir des classes et des clans, s’agencent les “personnes humaines”, et à partir de ceux-ci comme[nt] s’agencent les gestes des acteurs dans un drame. [5] »
Dans les années 1930, Mauss publie plusieurs textes importants, où il insiste sur l’aspect fondamental du rythme pour l’individuation singulière et collective [6], ce qu’il résume d’une maxime qu’on trouve dans le Manuel d’ethnographie publié après la Seconde Guerre mondiale par Denise Paulme : « Socialement et individuellement, l’homme est un animal rythmique. [7] »
Je n’aurai pas le temps d’en parler mais il faudrait aussi évoquer d’autres travaux moins centraux dans l’école durkheimienne mais tout aussi intéressants comme ceux de Granet et Gernet, sur la Chine et la Grèce anciennes, ou même ceux d’anthropologues extérieurs mais plus ou moins apparentés comme Malinowski ou Evans-Pritchard, ou encore ceux d’un anthropologue de la religion comme Marcel Jousse, chez qui l’on constate une attention constante et partagée à la problématique des rythmes de l’individuation [8].
Quoi qu’il en soit, en dépit de la puissance de son développement dans les années 1920-30, cette ligne de pensée a été stoppée net par la mort de Mauss en 1950 et, surtout, par sa récupération stratégique, la même année, par Lévi-Strauss, qui a réussi alors à faire accroire à une opinion universitaire éprise de modernisme et d’esprit technique que la recherche maussienne constituait une préfiguration du structuralisme – dans laquelle le rythme n’avait évidemment plus qu’une place totalement marginale.
Les rythmes de la durée et le tempo des échanges – Halbwachs, Gurvitch – Coser, Merton
Parallèlement aux travaux de Mauss et de ses collègues s’est développée une seconde ligne d’interprétation des prémisses durkheimiennes qui, en dépit du fait qu’elle renonçait aux plus intéressantes, a fini par s’imposer.
En 1925, dans une étude pionnière, Halbwachs a montré qu’il y a « autant de temps collectifs que de groupes séparés » et que la profondeur de la « mémoire collective » varie en fonction de la plus ou moins grande rapidité de circulation des effectifs et des objets matériels à l’intérieur d’un groupe et dans ses rapports avec les groupes extérieurs [9]. Quelques décennies plus tard, en 1950, Gurvitch, s’inscrivant explicitement dans les traces de son prédécesseur, a insisté à son tour sur le fait que certains groupements ont des « cadences lentes », tandis que d’autres possèdent des « cadences moyennes ou précipitées » et que cela explique la diversité de « leurs temps vécus » [10].
En 1963, les Coser complétaient cette conception en soulignant que les remarques de Halbwachs concernant la détermination sociale du rapport au passé pouvaient être étendues aux attentes à l’égard du futur : « Non seulement la mesure du temps mais aussi la manière dont les membres du groupe se réfèrent au passé et au futur, c’est-à-dire leur perspective temporelle, dépend largement de la structure et des fonctions du groupe. La perspective temporelle fait intégralement partie des valeurs de la société et les individus orientent leurs actions dans le présent et vers le futur en se référant aux groupes dont ils partagent les valeurs. [11] » En 1984, Merton, reprenant des travaux engagés avant la guerre avec Sorokin, reformulait cette approche dans sa théorie des attentes sociales de durées. Ces attentes, disait-il, « sont socialement prescrites ou socialement modelées à partir de durées temporelles qui sont enracinées dans des structures sociales de types variés, par exemple la durée durant laquelle il est institutionnellement permis aux individus de récupérer des statuts particuliers (charges dans des organisations, participations à des groupes, etc.) ; les durées probables attendues de divers types de relations sociales (amitié, rapport professionnel avec les clients, etc.) ; la définition et les anticipations concernant la longévité des individus, des groupes, des organisations, etc. » [12]
Or, tous ces travaux, qui constituent aujourd’hui la base sur laquelle se développe la plupart des études sociologiques concernant le temps, entraînaient au moins deux reculs significatifs par rapport à leur source commune : d’une part, ils réduisaient le rythme à une simple forme de la durée intime et collective et le dépouillait de la fonction d’individuation qu’il avait fondamentalement aux yeux de Durkheim ; ils réintroduisaient en quelque sorte un certain bergsonisme ou une certaine dose de phénoménologie dans le durkheimisme. De l’autre, lorsqu’ils le prenaient encore en compte, ils identifiaient le rythme à un simple tempo, c’est-à-dire à la seule question de la vitesse des échanges et des interactions, éliminant du même coup, au profit d’un point de vue statistique, démographique et économique, déjà prédominant chez Halbwachs, la question anthropologique de la succession des temps forts et des temps faibles de la socialité – le principe d’individuation singulière et collective rythmique découvert par Mauss dans son étude sur les variations saisonnières des sociétés eskimos et développé ensuite dans ses études de l’entre-deux-guerres.
Transformations et appauvrissement du concept de rythme dans la deuxième moitié du XXe siècle – Leroi-Gourhan – Harvey, Virilio, Baier – Rosa, Macé
Conjointement à l’effacement entraîné par le travestissement lévi-straussien de Mauss en pré-structuraliste, cet appauvrissement du concept de rythme a fortement pesé sur toute la deuxième moitié du XXe siècle et il pèse encore sur nombre de travaux contemporains.
Trois exemples parmi d’autres. En 1965, Leroi-Gourhan, dont la pensée du rythme est par ailleurs complexe et originale, qui garde un lien fort avec Mauss et dont nous avons certainement encore beaucoup à apprendre [13], affirmait malgré tout, à l’instar de ses prédécesseurs, que « les rythmes sont créateurs de l’espace et du temps, du moins pour le sujet ; espace et temps n’existent comme vécus que dans la mesure où ils sont matérialisés dans une enveloppe rythmique » [14]. En dépit de son intégration dans une réflexion qui raccordait, d’une manière totalement nouvelle, l’anthropologie à la paléo-anthropologie et à la théorie de l’évolution des espèces, le rythme était de nouveau, comme chez la plupart de ses contemporains, défini comme une organisation de la durée intime et du temps vécu.
À partir de la fin des années 1980, on a vu se multiplier des analyses mettant à juste titre en avant la « contraction de l’espace » et l’« accélération du temps vécu » provoquées par la rapidité accrue des déplacements et l’instantanéité des télécommunications, par les mutations de plus en plus rapides des techniques et des structures sociales – je pense ici en particulier aux travaux de David Harvey et de Paul Virilio [15]. Mais, à la suite de ces travaux, une vulgate souvent inspirée d’un marxisme et d’un deleuzisme un peu sommaires – et à la formation de laquelle a beaucoup participé Virilio lui-même – s’est développée dans les pays anglo-saxons, en France et en Allemagne. Cette vulgate a contribué à réduire encore un peu plus la question du rythme soit à celle du vécu, soit à celle du tempo, soit encore aux deux ensemble, et l’étude des temporalités s’est alors transformée en une plainte récurrente concernant la déshumanisation des tempos de l’existence et l’expropriation du temps vécu, doublée d’un catastrophisme de plus en plus bruyant – et toujours moins sensible à ses propres crashs conceptuels – vouant l’humanité à un « accident systémique terminal » et à « l’extinction de la chrono-diversité de ses rythmes de vie » [16].
Aujourd’hui, nombre de jeunes chercheurs, comme Hartmut Rosa [17] ou encore, dans les études littéraires, Marielle Macé [18], reprennent à leur compte, suivant des mélanges variés, ce réductionnisme conceptuel. Beaucoup mieux informés empiriquement et plus solidement charpentés du point de vue théorique que leurs prédécesseurs, leurs travaux souffrent malgré tout de l’effacement de l’aspect anthropologique et rythmique que celui-ci entraîne [19].
Trois constellations rythmiques
Compte tenu de cette généalogie contrastée du concept sociologique de temps, il me semble que nous aurions tout intérêt à réintroduire dans nos recherches sur le temps, mais aussi d’une manière plus générale, les questionnements de Durkheim et surtout de Mauss concernant l’individuation singulière et collective. Un tel mouvement aurait en effet au moins trois avantages.
Tout d’abord, il permettrait de faire réapparaître une constellation de travaux dont la lumière ne parvenait plus jusqu’à nous, non seulement ceux de certains durkheimiens ou affiliés, comme Mauss, Granet, Gernet, Evans-Pritchard, mais aussi ceux de nombreuses autres écoles de pensée sociale de la période 1880-1965. Dès que l’on tourne ses regard de ce côté, on voit les rythmes de l’individuation réapparaître comme un objet de préoccupation et de réflexion majeur chez Tarde, Simmel, mais aussi chez Freud, et encore chez Mandelstam, Kracauer, Benjamin, Tchakhotine, Klemperer. On les trouve aussi dans un mouvement à la fois scientifique et idéologique, très fort en Allemagne et aux États-Unis à partir des années 1890, chez des auteurs comme Bücher, Fließ, Meumann, Wundt, Bolton, Jaques-Dalcroze, ou encore comme Klages et Bode, qui plongeront, pour leur part, dans le nazisme et l’antisémitisme. En philosophie, on les repère au centre des discussions entre Bachelard et Bergson et dans la philosophie de Whitehead. Une autre vision de l’histoire de la pensée dans la première partie du XXe siècle se met en place – une histoire clairement en lien, pour le meilleur et pour le pire, avec les mutations historiques engagées dès la fin du XIXe siècle et qui ressemble beaucoup à celle que nous venons de traverser : fluidification des sociétés, progrès des techniques, développement des transports et des télécommunications, mondialisation des économies, financiarisation du capitalisme et lutte des impérialismes.
Comme il est impossible, dans le cadre de cet exposé, de dire quoi que ce soit de suffisant sur tous ces mouvements intellectuels, je me permets de renvoyer à mes propres travaux généalogiques mais aussi à tous ceux qui ont été publiés sur RHUTHMOS ces dernières années dans la section « Histoire des études rythmiques » ou dans chacune des sections disciplinaires concernées.
J’ajouterai seulement, pour la clarté de mon propos, qu’une fois confrontés les uns aux autres certains de ces travaux permettent de dessiner une théorie générale de l’individuation rythmique : le principe auquel nous attribuons la persistance d’un individu dans son être, que celui-ci soit « singulier » ou « collectif », est produit par des techniques qui s’appliquent à donner des rythmes – d’une très grande variété – aux fluements des corps, du langage et des groupes sociaux. Pour des raisons à la fois analytiques et didactiques, on est obligé de présenter séparément ces trois formes de rythmes, mais, comme l’avait vu Mauss, tous ces phénomènes s’entrelacent et forment des totalités qu’il faut observer dans leur fonctionnement (il disait leur « physiologie ») et non pas seulement en se limitant à leurs éléments séparés (leur « anatomie »). Les processus d’individuation sont à la fois des phénomènes langagiers, corporels et sociaux et c’est donc dans l’entrecroisement de leurs rythmes que se forment, se déforment et éventuellement disparaissent les divers individus singuliers et collectifs.
Par ailleurs, si ces rythmes déterminent les contours de l’individuation singulière et collective, il est clair qu’ils ont un lien avec le pouvoir. Barthes le notait dans son premier Cours au collège de France : « Il existe un lien consubstantiel entre pouvoir et rythme. Ce que le pouvoir impose avant tout, c’est un rythme (de toutes choses : de vie, de temps, de pensée, de discours). » Toutefois, contrairement à ce que Barthes présupposait, ce n’est pas que le pouvoir imposerait des rythmes à une matière sociale séparée de lui. D’une part, le pouvoir n’est pas distinct de ce à quoi il s’applique, il est bien plutôt ce qui se joue – dans tous les sens du terme – au cours des relations sociales, il est donc le médium au sein duquel se confrontent des individus et des systèmes toujours en formation-déformation. De l’autre, le pouvoir est lui-même, en grande partie et de plus en plus aujourd’hui, rythmique. Toutes les techniques corporelles, langagières et sociales sont loin en effet de produire des individuations de qualités égales. Certaines, celles que l’on peut qualifier d’à faible rythmicité, ont tendance à produire des individus singuliers et collectifs très labiles, indépendants certes mais peu autonomes – des individus à faible capacité d’expérience et de vivre, mais bien intégrés aux nouveaux modes de production et de consommation. D’autres, au contraire, que l’on qualifiera d’à forte rythmicité, permettent de produire et d’entretenir des individus singuliers et collectifs dotés d’une forte puissance d’agir et d’exister – des individus qui ont tendance à remettre en question les nouvelles formes sociales imposées par le néo-capitalisme et se lancent dès qu’ils le peuvent dans la construction d’alternatives. Le pouvoir est donc moins un simple état de fait qu’un médium rythmique à travers lequel se construisent les individus singuliers et collectifs, les classements et les hiérarchies qui les relient les uns aux autres, ainsi que les effets de domination ou d’émancipation qui apparaissent au sein de ces classements et de ces hiérarchies.
Deuxième avantage du retour à la question des rythmes de l’individuation : il permettrait de mettre en évidence une deuxième constellation théorique qui, en dépit de son intérêt scientifique mais aussi éthique et politique, est passée totalement inaperçue jusqu’à très récemment. Tout le monde connaît la suite des grands ouvrages structuralistes publiés pendant les années 1960, en particulier lors de l’année pivot 1966 [20], mais on remarque moins souvent qu’une série de travaux, tout aussi innovants et beaucoup plus intéressants pour ce qui nous concerne, est réalisée au cours de la décennie suivante : Surveiller et Punir de Foucault en 1975 ; Comment vivre ensemble, premier cours de Barthes au Collège de France, en 1976-77 ; La naissance de la physique dans le texte de Lucrèce de Serres, toujours en 1977 ; le premier volume de La Méthode d’Edgar Morin, toujours en 1977 ; Mille plateaux de Deleuze et Guattari en 1980 ; Critique du rythme de Meschonnic en 1982, enfin L’Image-mouvement et L’Image-temps de Deleuze, parus respectivement en 1983 et 1985. À quoi, il faut certainement ajouter les Éléments de rythmanalyse de Lefebvre, ouvrage plus tardif paru seulement en 1992 mais qui est l’aboutissement de réflexions nées au cours de la même période. Or, si la constellation des années 1960 tournait autour de la notion de structure, chacun de ces livres replace le rythme au centre de ses préoccupations. Certains de ces auteurs évoquent même explicitement les questionnements rythmiques de la première partie du siècle : Meschonnic puise chez Mauss et Benveniste, Deleuze s’appuie fortement sur Bergson et Whitehead, et Lefebvre met ses pas dans ceux de Bachelard. On peut ainsi parler d’un bref « moment du rythme » dans la pensée française, à la suite de la période structuraliste.
En dépit d’une hétérogénéité indéniable, ces travaux partagent un certain nombre d’objectifs communs. Chacun de ces essais tente, à sa manière et dans des champs parfois très éloignés, de faire face à l’épuisement du monde des Trente Glorieuses – et des notions de système et de structure qui lui étaient affines –, à la crise dans laquelle ce monde et les paradigmes scientifiques qui l’avaient accompagné entrent au début des années 1970, et à la nécessité d’anticiper ce que pourrait être, sur le plan pratique aussi bien que théorique, le nouveau monde en genèse.
L’un des apports les plus importants de cette constellation – en particulier de Meschonnic à qui il faut ici rendre hommage – est la reformulation de la notion de rythme. La définition traditionnelle métrique et arithmétique, héritée de Platon, est à la fois trop large et trop étroite. Trop large, parce qu’en mettant sur le même plan le cosmos, le vivant et l’humain, elle installe une continuité de type métaphysique, voire mystique, entre des ordres, certes en interaction les uns avec les autres, mais qu’on ne peut réduire sans forçage à une unité essentielle et numérique commune. C’est cette idée qui sous-tend la plupart des conceptions panrythmiques depuis l’Antiquité. Cette définition est également trop étroite, parce qu’en réduisant le rythme à une succession de temps forts et faibles ordonnée arithmétiquement, elle ne rend pas compte des très nombreux autres phénomènes certes dynamiques, temporels et parfois fluides, mais qui n’en possèdent pas moins un certain type d’organisation.
Si nous prenons le rythme non plus comme simple « ordre du mouvement », kinèseos taxis, sur le modèle platonicien des Lois, mais comme « organisation du mouvant » ou « modalité d’un accomplissement », c’est-à-dire comme rhuthmos au sens pré-platonicien mis au jour par Benveniste, nous gagnons en effet des deux côtés. D’une part, nous nous donnons la possibilité d’étudier tous les phénomènes temporels organisés, qu’ils soient métriques, cycliques ou qu’ils relèvent d’autres types d’organisation – aussi bien la métrique d’un poème que son organisation signifiante, les temps festifs de la vie urbaine que les flux touristiques, les cycles de l’activité neuronale que le flux de la conscience. De l’autre, nous sérions mieux les différents ordres de réalité, qui ne sont plus mis en continuité les uns avec les autres à la faveur d’une spéculation mystique sur les nombres, et entre lesquels nous pouvons, dès lors, penser des interactions. Par exemple des interactions entre les biorythmes – qu’il vaudrait mieux appeler les biocycles – et les rythmes scolaires, ou entre les cycles des saisons et les rythmes sociaux. Mieux : nous sommes en mesure de faire apparaître la spécificité des ordres et des objets que nous observons : la spécificité des ordres cosmique, vivant et humain, mais aussi la spécificité de chacun des rhuthmoi qui les constituent. Autrement dit, nous construisons un concept très particulier en ce qu’il ne se limite pas à définir une classe d’objets possédant une caractéristique commune, mais en ce qu’il implique aussi l’individualité radicale de chacun des ordres et des cas qu’il englobe. Le rhuthmos constitue à la fois une classe générale et un ensemble de rhuthmoi représentant chacun une espèce à part entière.
Pour des raisons diverses, en particulier le manque de coopération entre ses protagonistes, la mort de certains de ses membres et la rapidité du développement de ses concurrentes, cette constellation d’études rythmiques n’a pas réussi à se constituer en un nouveau paradigme scientifique et d’autres modèles, beaucoup plus adéquats au capitalisme néolibéral en émergence, comme l’individualisme méthodologique ou encore, suivant divers degrés de proximité, les pensées de la différence, la déconstruction, l’éclectisme postmoderne, se sont alors imposés. En dépit de cet échec, ces premières expériences inabouties présentent aujourd’hui pour nous un intérêt tout particulier : elles constituent le premier ensemble de tentatives pour rénover, à partir de la notion de rythme, les méthodes d’étude du social et trouver de nouvelles normes éthiques et politiques d’action, dans un monde marqué à la fois par la fluidification des systèmes existants et par l’apparition de nouvelles formes rythmiques d’individuation et de pouvoir.
Troisième avantage de la réintroduction de la question des rythmes de l’individuation en sociologie et plus largement dans les sciences sociales : un tel mouvement permettrait de faire prendre conscience à la communauté scientifique de la formation, depuis une bonne dizaine d’années maintenant, d’un nouvel ensemble de recherches dont on commence à percevoir les lignes de force principales. Comme dans la période 1880-1940 et dans les années 1970-1980, ces travaux reflètent plus ou moins consciemment des préoccupations nées de l’épuisement du monde précédent et de ses paradigmes dominants, mais cette fois il s’agit du monde néolibéral et de ses divers avatars théoriques. En dépit de leur éparpillement, la rapide montée en puissance de ces recherches, dont RHUTHMOS tente de rendre compte, fait penser que le rythme pourrait bien constituer l’un des nouveaux paradigmes scientifiques susceptibles de s’imposer en ce début de XXIe siècle – au moins dans les sciences sociales et peut-être même au-delà [21].
Vers un nouveau paradigme scientifique dans les sciences sociales ?
Sur le plan méthodologique et épistémologique, le rythme permet de surmonter une difficulté propre à toutes les entreprises anti-dualistes qui se sont développées au cours de ces dernières décennies, toutes ces entreprises que Margaret Archer appelle les central conflation theories, et que l’on peut appeler en français les théories « intermédiaires ». Je pense ici à des théories sociologiques comme celles de Touraine, Giddens, Caillé, Boltanski, Thévenot, ou à des théories philosophiques comme celle de Ricœur et de Descombes, ou encore à une théorie générale, qui transcende ces divisions disciplinaires, comme celle de Morin. Ces théories veulent toutes, à juste titre, « partir du milieu » et construire les entités qu’elles manipulent – les individus et les systèmes, les actions et les normes, les signes et les référents, etc. – en fonction des activités, des processus, des flux qui les font émerger. Elles prônent, pour cette raison, des méthodologies néo-herméneutiques ou néo-dialectiques – j’entends par ce terme les approches qui réactualisent Hegel en mettant désormais plus l’accent sur la tenue des contradictions, la Wechselwirkung, que sur leur suppression-dépassement, l’Aufhebung.
Or, ces entreprises d’historicisation des catégories et des objets butent la plupart du temps sur un obstacle de taille. Certes, les entités manipulées ne sont plus considérées comme opposées et existant en soi, mais elles restent définies dans des cercles ou plutôt des spirales dont la spécificité n’est jamais elle-même interrogée. Tout en affirmant le primat des activités, des processus et des flux, c’est-à-dire du dynamique et de l’historique, ces stratégies anti-dualistes ne prêtent aucune attention à leurs spécificités, à leurs manières particulières de fluer, c’est-à-dire à leurs rythmes. Elles retranscendantalisent en quelque sorte la question de l’historicité radicale des êtres humains. De ce point de vue, le rythme est un concept qui permet de parachever le travail méthodologique et épistémologique entrepris ces dernières années. En étudiant les rythmes de l’individuation, non seulement on évite tout dualisme mais on a une compréhension précise des spécificités des processus par lesquels sont produits, reproduits ou détruits les individus singuliers et collectifs, et donc leurs rapports de pouvoir.
Sur le plan éthique et politique, le rythme permet de mettre en place une nouvelle manière d’aborder le présent qui dépasse la simple analyse des tempos et des vécus, et du coup les plaintes, le pessimisme voire le catastrophisme que ces approches ont générés ces dernières années.
On peut très facilement observer que des vitesses rapides peuvent permettre des individuations de bonne qualité, si les conditions techniques et sociales sont réunies. De même, des vitesses lentes peuvent être la cause d’une désindividuation ou de troubles pathologiques – comme on le voit chez les prisonniers ou prisonnières [22], les personnes âgées ou celles qui ont perdu leurs protections sociales et se trouvent en marge des réseaux [23].
Pour saisir ce qui se passe aujourd’hui, les sciences sociales doivent donc partir de ce qui constitue véritablement le « milieu », c’est-à-dire non pas du cadre temporel de l’action, non pas même de l’action elle-même, mais de l’action et de son organisation, c’est-à-dire de la manière dont se déroulent les activités corporelles, langagières et sociales au cours desquelles les individus singuliers et collectifs apparaissent, se densifient, se défont et éventuellement disparaissent. Le temps est évidemment une donnée importante pour ces activités, mais la vitesse de son écoulement n’est pas en elle-même déterminante. Ce qui compte, c’est bien plutôt comment sont organisés les fluements corporels, langagiers et sociaux, ce sont leurs manières spécifiques de fluer, ce sont leurs rythmes – et ce sont les qualités très variables des individuations singulière et collective qui en découlent.
Sur les transformations récentes des rythmes de la socialité et la qualité variable de l’individuation qui en résulte – Elias, Melucci
Pour faire mieux comprendre ce dont il est question, j’illustrerai mon propos par quelques considérations rapides, forcément trop rapides et du coup incomplètes, concernant l’évolution des rythmes de la socialité. Je dirai quelques mots au passage des rythmes du langage et du corps.
Au début des années 1980, Elias a montré que la diversification et l’allongement des chaînes d’interaction, phénomènes qui remontent en Occident au moins à la Renaissance, appellent la mise en place d’une mesure du temps standardisée et pour laquelle il n’y a plus aucun moment qualitativement distinct, aucun accent [24]. Afin que des acteurs engagés simultanément dans des interactions multiples et à des tempos différents puissent s’orienter dans la profusion des événements, se joindre malgré tout et s’engager dans de nouvelles interactions, il faut en effet qu’ils disposent d’un étalon temporel commun objectif – c’est-à-dire en fait indépendant de leurs relations. La multiplication et la diversification des temporalités des acteurs se sont donc accompagnées de la construction d’une temporalité métrique unifiée, qui leur permet désormais de s’orienter et de coordonner sans difficultés leurs actions.
Tout en développant de manière très convaincante l’idée durkheimienne d’un primat du social sur la catégorie de temps, et en l’adossant à une sorte d’interactionnisme holiste de bon aloi, la théorie éliasienne bute malgré tout sur une difficulté [25]. Elle s’enracine dans une théorie de la « civilisations des mœurs » qui, certes, a beaucoup d’avantages par rapport aux histoires de l’individuation traditionnelles – y compris des histoires plus tardives comme celle imaginée dans les années 1980 par Louis Dumont –, mais qui n’est pas non plus sans limites. Si elle prend en compte les vicissitudes de « l’individu engagé » et du « moi », elle laisse de côté des notions aussi importantes que le « singulier », « l’agent » et le « sujet langagier ». Par ailleurs, elle conserve le dualisme chronologique traditionnel et flirte avec un évolutionnisme préjudiciable à une connaissance véritablement historique des formes à la fois proliférantes et composées d’individuation singulière et collective. Du coup, l’idée selon laquelle la diffusion du temps métrique s’accompagnerait nécessairement d’une intensification du dressage, du refoulement des pulsions et de la construction d’une psyché toujours plus divisée semble moins solide qu’elle n’a pu le paraître au premier abord.
À la fin des années 1990, l’accent qui était mis sur la construction d’un temps objectif, métrique, unifié et universel – ce temps typique de la civilisation industrielle et disciplinaire – et de la forme dominante de personnalité qui l’accompagnait, cet accent a commencé à glisser vers la question des rythmes qui organisent les activités et par conséquent vers celle des multiples formes d’individuation singulière et collective qui y sont produites, reproduites, abimées ou détruites.
Je prendrai comme témoin de cette mutation un article écrit en 1997 par Alberto Melucci intitulé « Rythmes internes et rythmes sociaux dans un monde planétaire » [26]. Comme ce titre l’indique, le propos de Melucci se développe sur deux plans.
Dans la tradition de la sociologie et de la psychothérapie italiennes, Melucci développe, tout d’abord, une phénoménologie des rythmes internes – i ritmi interni. Le temps interne possède, selon lui, des caractéristiques très différentes de celle du temps « mesurable », « linéaire » et « uniforme » « construit par notre environnement technologique ». Primo, ce temps n’est pas mesurable puisque la perception interne du temps varie d’un moment à l’autre, de situation à situation : « Une minute peut “durer une heure”, alors qu’une journée peut s’envoler en un instant ; une sensation exactement identique est quelquefois rapide et d’autres fois d’une lenteur mortelle. » Secundo, le passage entre ses différents moments est discontinu. Les changements de moments internes sont imprévisibles : « [Ces moments] peuvent soudainement faire irruption les uns dans les autres, un peu comme lorsqu’un événement inattendu vient interrompre le train-train quotidien ». Tertio, ce temps n’est ni unifié ni constant. Il regroupe des temps différents qui se succèdent, s’entrecroisent et se chevauchent. Un temps cyclique qui s’approche de celui du mythe – dans le corps, les sensations et les rêves, certains événements reviennent et se répètent sous une forme à peu près identique. Un temps composé de tranches simultanées multidirectionnelles qui abolissent la règle de non-contradiction : « Nous pouvons très bien établir les relations existant entre des événements qui défilent dans un mouvement de va-et-vient de l’avant vers l’arrière à travers le temps, mais aussi de haut en bas (et en changeant par là de plans temporels). Nous pouvons nous mouvoir à travers le temps interne de façon à la fois consécutive et simultanée. » Enfin, un temps qui a la faculté de cesser de s’écouler, de rester immobile. Un tel phénomène peut survenir à travers la succession rapide d’une série d’événements intérieurs répétés et fugaces qui créent l’expérience de l’immobilité ; il peut être aussi le résultat d’une absence d’événements et de réflexions qui est alors éprouvée comme un vide.
On voit vers quelle conclusion Melucci se dirige ici – une conclusion qui n’est pas très éloignée de celle d’Elias : les individus, dont la temporalité intérieure serait relativement libre, auraient de plus en plus de mal à se soumettre à une temporalité sociale qui serait, quant à elle, toujours plus finement, mécaniquement et objectivement réglée. Non seulement les moments de contact avec soi-même seraient de plus en plus restreints, mais leur logique temporelle divergerait toujours plus strictement de celle des moments d’interaction. La difficulté apparaîtrait de la manière la plus aiguë « dans les relations entre adulte et enfant, dans le traitement de la folie ou dans la définition sociale de la diversité ». Les échecs pédagogiques, la maladie ou le rejet de l’autre seraient les signes d’une discordance non-résolue entre le temps interne et le temps social. Elias donnait pour sa part comme exemple de pathologie du temps métrique les « retardataires compulsifs ».
Mais ces remarques, qui présupposent une opposition dualiste entre une sphère intérieure qui serait dotée d’une liberté et d’une spontanéité naturelles et un monde extérieur dominé, lui, par la contrainte sociale, s’accompagnent d’une approche moins traditionnelle qui s’entrelace avec la première mais dont on peut assez facilement la distinguer.
Melucci souligne en effet un autre aspect de ces transformations. Comme Elias, il note que la construction du temps linéaire et objectif s’est appuyée sur l’effacement d’un certain nombre de points de repères accentuels qui scandaient la vie collective et singulière. Depuis le XIXe siècle, le cycle naturel du jour et de la nuit a été en grande partie effacé par l’éclairage artificiel. Aujourd’hui, au moins dans certaines industries ou dans certaines villes, l’activité humaine ne s’arrête jamais. De même, le cycle des saisons est devenu moins sensible depuis que nous pouvons consommer des fruits et des légumes venant d’un autre hémisphère et nous transporter sous les tropiques ou à la montagne à n’importe quel moment de l’année. Même la naissance et la mort, « événements qui sont [pourtant] la quintessence du rythme de la nature », sont en train de devenir des produits de l’intervention médicale et sociale soutenue par des moyens technologiques.
Mais si ces transformations ont permis de mettre en place un temps lisse, privé de tout accent, le retrait des anciens rythmes indexés sur les cycles cosmiques et biologiques n’a pas signifié la disparition de tout rythme. Bien au contraire – et c’est là que Melucci se sépare de son prédécesseur –, une multiplicité de rythmes d’interactions, fondés en grande partie sur de nouveaux moyens techniques, a fait son apparition : « Il y a, remarque-t-il, pour chaque type d’événement une scansion particulière, un rythme établi sur lequel est structurée l’expérience sociale et sur lequel se fondent les attentes. » Autrement dit, si la construction de la temporalité mécanique et objective moderne permet de coordonner des interactions de plus en plus diversifiées et formant des chaînes de plus en plus longues, elle n’a pas les effets socio-psychologiques unificateurs que lui attribuait Elias. Au contraire, elle rend possible la prolifération des rythmes et donc des formes d’individuation singulière et collective.
Parallèlement à sa phénoménologie des rythmes internes, Melucci développe ainsi une analyse purement sociologique des rythmes définis par les conditions pratiques des interactions – i ritmi sociali. Du fait des nouveaux développements du capitalisme, de la mondialisation de la production et des échanges, et des progrès des technologies de transport et de télécommunication, nous vivons dans un monde de plus en plus « complexe », au sens des théories de la complexité, c’est-à-dire à la fois de plus en plus différencié et interconnecté. Nous appartenons à une pluralité grandissante d’équipes de travail, de réseaux, d’associations ou de groupes de référence et la quantité d’informations que nous émettons ou que nous recevons augmente en permanence, dans la mesure où les médias, l’environnement professionnel, les relations interpersonnelles génèrent des flux d’informations toujours plus importants.
Notre action est ainsi soumise à une double contrainte : d’un côté, elle se divise entre des sphères d’action de plus en plus nombreuses et distantes les unes des autres ; de l’autre, elle est sans cesse soumise à la pression des informations, injonctions, stimuli qui lui parviennent par les divers moyens de télécommunication, moyens qui lui deviennent simultanément indispensables pour relier et tenir ensemble autant que faire se peut ses différents moments. Cette double contrainte explique que notre expérience tende à la fois à se fragmenter et à devenir de plus en plus dépendante de moyens extérieurs pour garantir son unité.
Autrefois, la plus faible diversité des interactions, leur stabilité, leur aspect routinier et prévisible, la lenteur des transformations sociales et techniques, la maigre quantité d’informations à traiter, permettaient à tout un chacun de s’appuyer sur des rythmes corporels, langagiers et sociaux relativement stables et d’affirmer assez facilement la continuité de son identité.
Aujourd’hui, du fait de la multiplication et de la diversification des groupes auxquels nous participons, nos interactions se succèdent au cours de la journée, de la semaine ou de l’année de manière très irrégulière, parfois très rapidement, parfois en se chevauchant, mais aussi en s’arrêtant parfois brusquement. Ces nouveaux rythmes de la socialité nous imposent d’être capables d’arbitrer entre des possibilités d’interaction plus nombreuses, de passer sans transition de moments d’attente et de rapport à soi à des moments d’échange plus ou moins absorbants, et finalement de nous engager rapidement dans les groupes auxquels nous voulons participer, mais aussi éventuellement de nous en désengager toute aussi rapidement et souplement. Or, comme chaque champ possède ses propres règles de sociabilité, ses codes comportementaux, ses manières d’avancer dans le langage, c’est-à-dire ses propres rythmes et que cela rend impossible de compter sur des schémas d’action déjà éprouvés, il faut aussi être capable d’improviser en permanence la manière de se comporter lors des interactions. Ainsi notre expérience apparaît-elle de plus en plus morcelée, chaotique et incertaine.
Melucci analyse très bien les conséquences de ce délitement de l’expérience – et ses analyses ne doivent alors plus rien à l’intuition phénoménologique. Tout d’abord, le fait que les individus traversent au cours de leur existence quotidienne des moments de plus en plus hétérogènes, qu’ils soient portés par des rythmes de plus en plus hachés, a des conséquences sur la construction du sentiment de soi. Les individus éprouvent une plus grande difficulté à ramener cette diversité d’expériences à une unité intérieure biographique. Dans la mesure où le temps est peuplé de durées très différenciées, la durée constructiviste typique de la modernité, la durée historique animée par un telos, laisse la place à un présent peuplé d’histoires relativement indépendantes.
Par ailleurs, cette expérience d’éclatement s’accompagne d’une montée de l’incertitude. Confrontés à un trop-plein de possibilités les individus butent sur un paradoxe. Le principe du choix, qui était traditionnellement associé aux idées de liberté et de responsabilité, devient synonyme de destin et de nécessité : « Tandis que nos possibilités d’actions s’élargissent, note Melucci, nous nous sentons de plus en plus sous pression : nous devons opérer des choix fréquents et permanents et, en réalité, nous n’avons aucun moyen d’éviter cette opération. » Or, ce paradoxe engendre des troubles psychologiques et comportementaux inédits. Choisir se révèle être pour les individus une tâche de plus en plus lourde et frustrante : « Ce qui est laissé de côté est en effet toujours, de façon disproportionnée, beaucoup plus considérable que ce qui est choisi. » À la fatigue du choix s’ajoute, dès qu’il est accompli, une « pure expérience de perte sans objet bien déterminé » qui aboutit soit à la dépression, soit à des troubles maniaco-dépressifs lorsque certains individus s’engagent dans un effort désespéré pour conserver l’ensemble de leurs possibilités d’action : « La personnalité se fragmente alors en tentant de nier la partialité de chaque choix en divisant sa réalité interne, […] dans ce cas, la personne multiplie ses efforts et parcourt un cercle éreintant et sans fin. »
Enfin, ces difficultés à maintenir une unité psychique alors que l’expérience est toujours plus morcelée et incertaine, et l’angoisse qui naît de l’excès de possibilités, expliquent que nous soyons de plus en plus dépendants de la technique. On connaît depuis Thompson et Elias l’importance des instruments qui permettent de « mesurer » le temps, c’est-à-dire de le construire comme un continuum métrique, régulier et universel. Ce sont ces outils qui permettent aux individus de coordonner des interactions de plus en plus diversifiées et de développer les formes d’individuation, autrefois disciplinaires aujourd’hui plutôt nomades, qui leur sont adéquates. Instruit par l’expérience des années 1990, Melucci montre, quant à lui, que les techniques de télécommunication et de traitement de l’information sont désormais devenues à leur tour un support déterminant de l’individuation. De fait, il n’y a rien de plus intolérable et douloureux pour un adolescent aujourd’hui que de se voir confisquer son téléphone portable. Ce genre de sanction familiale ou scolaire déclenche en général des protestations véhémentes et scandalisées, qui montrent bien que l’on a touché à quelque chose de fondamental pour son identité personnelle. Ainsi n’est-il pas abusif de dire qu’une bonne part de l’identité de nos enfants se trouve aujourd’hui dans la puce de leur téléphone portable. Tout se passe comme si aux supports extérieurs traditionnels de l’individuation – la propriété privée et les droits sociaux [27] – s’étaient ajoutés, depuis quelques années, certains outils techniques de communication et de conservation/tri de l’information.
Dans l’esprit de sa génération arcboutée contre le monde industriel et disciplinaire, Melucci en appelle bien sûr, pour contrer ces tendances mortifères, aux ressources du corps, de l’intuition et de l’imagination : « Pour vivre le caractère discontinu et variable du temps et de l’espace, nous devons trouver un moyen d’unifier l’expérience autrement que par notre moi “rationnel”. Fragmentation et imprévisibilité échappent à la pensée causale et à la logique de l’efficacité. En revanche, elles exigent la sagesse de la perception plus immédiate, de la conscience intuitive et de l’imagination. » La solution serait donc en grande partie liée à un travail sur soi qui permettrait de reprendre contact avec la spontanéité et la puissance des rythmes internes mises en évidence par l’analyse phénoménologique.
Mais il ajoute à cette remarque très attendue une seconde proposition plus originale : « L’unité et la continuité de l’expérience individuelle ne peuvent être trouvées dans une identification fixe comportant un modèle, un groupe ou une culture bien définis. Elles doivent donc être plutôt fondées sur une capacité interne à “changer de forme”, à se redéfinir constamment dans le présent, à renverser des décisions et des choix. » Autrement dit, le maintien voire l’amélioration de nos capacités à agir et à exister exige que nous nous montrions « capables “d’ouvrir et de fermer”, de prendre part au flux de messages et de s’en éloigner » , c’est-à-dire « de trouver un rythme d’entrée et de sortie qui permette à chacun d’entre nous de communiquer de façon sensée sans étouffer notre existence interne. » L’individu doit être en mesure, dit Melucci, d’établir « une oscillation permanente entre les deux niveaux d’expérience. Il doit devenir de plus en plus l’arbitre et le régulateur de cette oscillation ; il est le seul à avoir la faculté d’en donner le rythme et le tempo. »
Puisant dans sa double expérience de sociologue et de psychothérapeute, l’analyse de Melucci débouche ainsi sur une conclusion tout à fait remarquable, même si elle concerne avant tout les individus et n’évoque que de biais les changements sociaux qui doivent l’accompagner – une conclusion, en tout cas, assez différente de la précédente. Le meilleur moyen de lutter contre la dégradation de l’expérience à laquelle nous assistons ne serait pas de se retourner vers une puissance d’expérience et d’action qui serait naturelle au corps mais de transformer les rythmes de l’individuation selon une sorte d’eurythmie singulière et collective permettant de faire communiquer et d’associer souplement la complexité des rythmes internes et la profusion des rythmes sociaux : « Le passage d’un temps à l’autre, leur cohabitation facile, sinon assez harmonieuse, est l’une des principales conditions de l’équilibre personnel ainsi qu’un facteur critique pour la vie sociale dans son ensemble. »
Conclusion
Je conclurai rapidement en soulignant quelques points saillants de cette analyse.
1. On s’arrête souvent à une interprétation un peu simpliste du travail d’Elias sur le temps – publié il faut le rappeler au début des années 1980 –, sans faire l’effort de le réactualiser en fonction des données contemporaines. Or, les années 1990 ont vu des transformations radicales. Alors que le temps objectif métrique servait de toile de fond à une activité de type majoritairement industrielle et à une individuation disciplinaire, il est devenu aujourd’hui le meilleur soutien d’une activité dominée par l’information et la finance, et de nouvelles formes d’individuation très diversifiées, touchées par des formes inédites de pathologies.
2. Le texte de Melucci montre que ces années ont été le témoin, sur le plan théorique, d’un début de glissement des questions du temps et du vécu, qui avaient dominé nous l’avons vu une bonne partie du XXe siècle, à celles du rythme et de l’individuation, à partir desquelles la sociologie avait engagé sa réflexion. Certes, ce texte est lui-même assez composite et comprend à la fois des éléments phénoménologiques et des éléments qui prolongent en la diversifiant l’approche sociologique inaugurée par Durkheim et développée à sa suite par Mauss et Elias. Mais, avec un peu d’attention, on distingue facilement les arguments fondés sur le principe d’une naturalité du psychisme et sur le dualisme individu/social, d’une approche radicalement historique, à la fois pluraliste et unitaire, c’est-à-dire d’une approche rythmique.
3. Le problème aujourd’hui n’est pas tant de lutter contre la « rigueur » du temps métrique ou l’« accélération » de son tempo pour rétablir un « vécu aliéné ». Les propositions qui sont émises par les partisans de cette conception des choses – la mise en place d’« ilots de décélération » ou le « retour à nos rythmes intérieurs » – montrent assez sa faiblesse. Le problème est bien plutôt de mettre en place des rythmes sociaux – il faudrait ajouter ici des rythmes corporels et langagiers – qui soient favorables à une individuation de bonne qualité, c’est-à-dire qui permettent aux individus de devenir agents de leur propre vie. Et, symétriquement, de lutter contre ceux qui, au contraire, ont tendance à produire des individus faibles et labiles, des individus coupés de toute subjectivation. Comme l’entrevoit déjà Melucci à la fin des années 1990, il nous faut augmenter autant que possible la rythmicité de nos manières de fluer dans le corps, le social et le discours – et donc viser une eurythmie. Celle-ci ne saurait bien sûr être définie, comme on le faisait en Allemagne au début du XXe siècle, sur la base d’un retour aux rythmes de la Nature, du Cosmos et du Volk [28], ou encore d’une amélioration de l’efficacité du « moteur humain » et de son adaptation aux nouvelles conditions du capitalisme [29]. Cette eurythmie impliquera une nouvelle organisation des rythmes sociaux, corporels et langagiers, qui maximalisera la puissance de vivre des individus singuliers et collectifs.